Shqipe raconte...
Je mappelle Shqipe, jai 11 ans et jhabite dans le village de Gllareve. En albanais, Shqipe veut dire tout simplement "fille albanaise". Cest comique : cest comme si vous appeliez un chat "le chat" ou un chien "le chien". Parce que chez nous, on parle albanais. Je crois que quand je suis née mon papa et ma maman étaient tellement contents davoir une fille quils mont donné ce nom. Chez nous, on est 7 enfants, et on a de la chance parce que nous vivons dans une maison qui a un toit, une porte et des fenêtres qui ferment. Jai fait un dessin de moi et de ma maison. Je ne sais pas encore très bien dessiner mais japprendrai, parce que maintenant je vais à lécole.
On a aussi un poêle à bois dans la pièce principale, et cest bien parce que maintenant cest lhiver et il neige dehors. Papa dit quon a de la chance car cette année lhiver est très doux. Cest pas comme lannée passée, quand on était dans les montagnes. Parce que nous avons beaucoup voyagé.
Ça a commencé quand javais neuf ans. Jétais en deuxième primaire, et on habitait déjà à Gllareve. Mais des gens en uniforme sont venus et ils ont dit quon ne pouvait plus aller à lécole au village. Cest dommage, parce que lécole était juste en face de ma maison, et mon papa y était professeur dhistoire. Alors cétait bien pratique pour moi. Pour être sur quon ne puisse plus aller à lécole ils ont mis le feu aux classes. Ils ont aussi brûlé tous nos livres décole, parce quils étaient en albanais, et que cétait interdit. Nous on a eu peur et on est vite parti. On a eu raison parce que quand on était un peu plus loin on a vu quils avaient aussi mis le feu à notre maison.
On a eu de la chance, parce quon a pu aller loger chez un des mes oncles, au village de Llapqevë. Cétait seulement à trois heures de marche de Gllareve, du côté de Malishevë. Là, il y avait beaucoup dautres familles comme nous, qui avaient dû partir de chez eux. Il y avait aussi des hommes en uniforme, quon appelait UCK. Mais ceux-là ils parlaient albanais, et ils ne brûlaient pas les maisons. Enfin, pas les nôtres en tout cas.
On est resté un an chez mon oncle. Mais un jour (je crois que cétait le 24 mars de cette année) les soldats qui parlaient serbe sont venus et ont attaqué le village de mon oncle. Ils disaient que cétait pour se venger dautres soldats, appelés OTAN, qui ne parlaient ni serbe ni albanais, et qui les avaient attaqués. Moi je nai pas très bien compris toutes leurs histoires de soldats, mais comme ils avaient lair très fâchés on a quitté le village de mon oncle, et on est parti beaucoup plus loin, vers louest (cest la direction où le soleil se couche).
Il y avait des tas de gens comme nous sur la route. Cétait pas très comique, parce que personne ne savait très bien ce quil fallait faire. Un jour on a trouvé sur le bord de la route une petite fille de 5 ans, qui avait été laissée toute seule. Elle ne pouvait pas parler, parce quelle était blessée. Alors on la prise avec nous, et un peu plus loin on la donnée à des soldats de lUCK qui nous ont dit quils lamèneraient à Groxhan, un village où il y avait des soeurs qui soccupaient des blessés. On ne la plus revue, mais mon papa ma dit quelle était guérie maintenant, parce quil avait vu sa photo dans un journal.
On est arrivé au village de Kralan, et là on a eu de la chance parce que nous avons pu trouver un toit pour nous loger. Il ny avait pas beaucoup de place parce quil y avait beaucoup de gens qui étaient arrivés en même temps que nous (mon papa ma dit quil y en avait vingt mille). Là deux de mes grands frères nous ont quittés et sont partis dans les montagnes. Ils ont bien fait parce que deux jours plus tard les soldats serbes sont de nouveau revenus, alors tout le monde est parti encore plus vers louest et on sest retrouvé en Albanie. Enfin presque tout le monde, parce que mon grand-père ne savait plus très bien marcher, alors il est resté à Kralan avec dautres gens qui ne voulaient pas non plus partir.
Mon papa ma dit quil en était resté quatre cents. Cétait pas très amusant pour eux, parce que quand les serbes sont arrivés ils sont restés trois jours sans pouvoir manger. Mon grand-père ma raconté que le troisième jour, un officier et deux soldats serbes ont choisi nonante-cinq personnes et les ont amenées avec eux. Mon grand-père et tous ceux qui navaient pas été choisis ont été mis à la porte du village et ils ont dû quand même partir vers lAlbanie. On na plus jamais eu de nouvelles de ceux qui avaient été choisis. On dit que la plupart étaient des environs de Klinë, une ville tout près de Gllareve.
Moi, à ce moment-là, jarrivais en Albanie, dans un endroit appelé Bajram Curri. Ils appelaient cela un camp de réfugiés. Il y avait encore plus de monde quà Kralan, et cétait pas facile au début. Mais après deux mois cela a commencé à être mieux, et jai eu de la chance parce que jai même pu aller à lécole dans une tente, pendant deux semaines. Je me suis même fait des nouvelles copines dans le camp: Linda, Dona, Norga et Seila. Elles, elles venaient d'une ville du Kosovo appelée Gjakovë.
Et puis un jour on a vu venir un de nos cousins avec un camion. Il venait de notre village de Gllareve, et il nous a dit quon pouvait retourner là-bas, maintenant. Cétait le 20 juin et il faisait très chaud. On a eu de la chance quil ait pu trouver un camion et de lessence. Mon papa lui a donné de largent pour cela (il ma dit deux cent marks: maintenant largent ici sappelle des marks, et il parait que deux cent marks cest beaucoup dargent). On sest tous entassés dans le camion et on est revenu à Gllareve. Sur la route on a enfin vu ces fameux soldats de lOTAN. Il y en avait partout, avec des chars et toute sortes de véhicules. Pour moi, au début, ils ressemblaient très fort aux soldats quon avait vus avant, les serbes, et les UCK. Mais maintenant je sais les reconnaître, parce quils ont tous les lettres KFOR sur leurs chars et leurs camions. Ils ne parlent pas albanais, mais ce nest pas du serbe non plus. Mon papa ma dit quil y en avait de toutes les sortes, des turcs, des américains, des belges, des hollandais et beaucoup dautres. Il y a même des russes du côté de Malishevo.
Quand on est rentré, on a retrouvé la maison qui était toute brûlée. Mais on a eu de la chance parce quil y avait quand même une pièce qui était en bon état. Alors la première nuit on a tous dormi la-dedans. Comme on était seize, ce nétait pas très confortable, mais on était content parce quon était enfin chez nous.
Maintenant mon papa et les voisins ont reconstruit la maison. Lécole en face avait deux bâtiments. Il y en a un qui est complètement détruit, il ne reste que les ferrailles des bancs décole, qui nont pas brûlé. On va parfois jouer dedans, mais ma maman naime pas parce quelle dit quon risque de se blesser. Lautre bâtiment était encore debout, mais il ny avait plus de portes ni de fenêtres, et à lintérieur cétait un vrai bazar. On a eu de la chance parce quil y a des gens qui sont venus de très loin (la Suisse: cest un pays qui a aussi des montagnes). Ils sappellent CARITAS, et ils ont commencé à nettoyer, à repeindre, et à mettre des portes et des fenêtres. Enfin cétait pas eux qui faisaient tout ça : eux ils apportaient largent et tout le matériel, et cest des gens de lendroit qui faisaient tout le travail. Ils étaient contents, parce que comme cela ils pouvaient gagner des marks et maintenant il faut beaucoup de marks pour sacheter des choses.
Les gens de Caritas on même mis deux grandes tentes à côté de notre école, et cest là que je vais en classe maintenant. On a de la chance parce que les deux tentes sont chauffées. On ma dit quil y a encore beaucoup décoles (surtout les petites écoles, dans les montagnes), où il ny a pas de chauffage dans les tentes. Alors comme il gèle très fort dehors, ils doivent faire de la gymnastique tout le temps entre deux cours pour se réchauffer. Chez nous, comme les bâtiments sont presque terminés, mon papa ma dit que nous pourrions bientôt rentrer dans une vraie école. Et que bientôt on aurait aussi des livres décole en albanais.
Comme cela, la vie a repris comme avant. Enfin, peut-être mieux quavant. Mon grand-père, et mes frères qui étaient partis dans la montagne nous ont rejoints et on vit tous dans une maison qui a un toit, une porte, et des fenêtres qui ferment. Et on a du courant électrique presque tous les jours. Mon papa a retrouvé son travail. Il nest pas encore payé, mais il dit que cela va venir un jour.
Lautre jour je suis montée sur un tracteur qui allait au village voisin. En passant, on a vu dautres maisons qui avaient aussi brûlé, et qui navaient plus de toit. Mais celles-là cétait tout récent. Mon papa ma dit que cétaient des maisons serbes. Nous, on na pas de contacts avec les serbes. Peut-être que dans une de ces maisons il y avait une petite fille comme moi qui sappelle "fille" en serbe, et qui a dû aussi beaucoup voyager. Je ne connais pas son histoire, mais jespère quelle aura autant de chance que moi.
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...Voici l'histoire, telle que Shqipe et ses parents me l'ont racontée. C'était le 12 décembre 1999. Tous près de là, l'Europe se préparait à célébrer Noël et l'arrivée du troisième millénaire....
Passez votre souris sur la dernière photo, si vous croyez avoir reconnu Shqipe!
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