Vous pouvez trouver ce texte (extrait d'un rapport écrit en 1997) et d'autres sur le site  http://aec.nantes.free.fr/converge/conv0298/c0298_4.html édité par


Drenica ! Drenica !

1998 : J. A. Dérens et S. Nouvel viennent d'effectuer un nouveau périple dans les Balkans. Ils nous rapportent ces témoignages

Drenica ! Drenica ! (English Translated by Stephen Albert)

Manifestation de femmes à Pristina en mars 98Evitant les routes quadrillées par les barrages de polices, une piste permet de rejoindre depuis la ville de Vucitrn les villages de Likoshane et Qirez, en serpentant à travers la montagne. Dès le village de Dubovce, il faut montrer patte blanche à un barrage albanais. Aucune arme n'est visible, et à plusieurs reprises, ces groupes d'autodéfense villageois expliqueront les limites de leur action : « nous observons les snipers serbes à la jumelle, mais nous ne pouvons rien faire, nous attendons des armes... » L'armée de libération du Kosovo (UCK) existe bel et bien dans la Drenica : quelques jeunes hommes masqués, harassés, mal armés de vieilles kalashnikovs s'en disent membres. Surtout, tous les hommes qui sont restés défendre les villages victimes des assauts militaro-policiers sont considérés par les forces serbes comme des combattants de cette organisation « terroriste ». « L'UCK, c'est le peuple », explique la dizaine d'hommes réunis dans le oda, le salon des hommes de la maison d'Hysen, à Llausha. Ils se relaient pour monter la garde jour et nuit, afin de prévenir un assaut serbe possible à tout moment. Les 28 février et 1er mars 1998, les unités spéciales de la police, appuyées par les groupes paramilitaires serbes, lançaient des assauts meurtriers contre les villages de Prekaz, Qirez et Likoshane, au coeur de la petite région de la Drenica. Le bilan total des massacres s'élève à plus de cent morts, mais les forces serbes ont aussi essuyé des pertes dont l'importance est tenue secrète. La Drenica est une toute petite région, correspondant aux territoires des trois communes de Srbica, Klina et Glogovac - en albanais Skenderaj, Kline et Glogovc. Les femmes et les enfants ont fui vers Vucitrn ou Mitrovica, quand ce n'est pas vers le Monténégro, à moins qu'ils n'errent encore dans la montagne. Au début du mois d'avril, 370 femmes et enfants étaient toujours réfugiés dans le village de Tushile, une centaine d'autres parqués par la police dans le village-prison de Broje. Seuls quelques hommes sont restés pour défendre les villages. Depuis, la Drenica est toujours en état de siège, et si l'on compte près de 20000 déplacés, des villages comme Llaushe continuent à résister militairement, six semaines après le début des opérations. En vérité, la Drenica était soumise à un blocage militaro-policier de plus en plus lourd depuis l'été 1997 : était-elle donc un bastion de L'UCK?
La donne politique du Kosovo a été profondément bouleversée par l'apparition de L'UCK. Depuis plusieurs années déjà, des milliers d'Albanais ont été interpellés par la police, emprisonnés, torturés, voire officiellement condamnés pour appartenance à cette organisation terroriste. Cependant, rien n'était moins sûr que son existence, et il semble plutôt que l'accusation d'appartenir à L'UCK, comme celle de détenir des armes, était un moyen pour le régime de maintenir la pression sur les Albanais. Ce n'est qu'à la fin novembre 1997 qu'un commando de l'UCK est apparu en plein jour, lors des obsèques d'un enseignant assassiné par la police, et les événements se sont ensuite précipités. En juillet 1997, une dizaine d'Albanais de la Drenica sont condamnés à de très lourdes peines de prison pour appartenance à L'UCK, dont Adem Jashari, présenté comme le chef de cette organisation. Tous appartiennent à des clans puissants et alliés entre eux. Les enquêteurs serbes semblent avoir utilisé les réseaux familiaux et claniques des Albanais pour essayer de reconstituer un possible organigramme de cette organisation. Les archives du Comité de défense des droits de l'homme de Pristina laissent apparaître une répression centrée sur quelques familles de la Drenica, les Gashi, les Geci, les Morena, les Kadriu. Il est possible que ces familles aient effectivement participé à L'UCK, mais les Serbes n'ont pas choisi au hasard de démanteler ces réseaux « terroristes » dans cette petite région. Située au coeur du Kosovo, la Drenica est riche d'une longue tradition de résistance à l'ennemi serbe et yougoslave, notamment durant la Seconde guerre mondiale, et d'une forte charge symbolique, aussi bien aux yeux des Serbes qu'à ceux des Albanais.
Étrangement, hormis la condamnation d'Adem, qui continuait à vivre caché près de son village de Prekaz, les Jashari semblent ne pas avoir été touchés par ce harcèlement. La famille Jashari avait pourtant de quoi se faire remarquer. A la fin de la Seconde guerre mondiale, elle fut l'une des dernières familles à déposer les armes, après avoir combattu les Partisans et le régime de Tito jusqu'à la fin de 1946. Il semble que le chef du clan, Shaban Murat, n'ait jamais caché non plus le peu de bien qu'il pensait de la stratégie non-violente d'Ibrahim Rugova. À simple titre d'hypothèse, on peut imaginer que la police, sachant les Jashari soudés et déterminés, n'avait aucun espoir de les faire parler ni de les « retourner ». Bien mieux, elle a laissé Adem Jashari se volatiliser dans la nature après sa condamnation, afin de monter le piège qu'elle ourdissait dans la Drenica.
Les structures sociales traditionnelles ont été particulièrement bien conservées dans le Kosovo, et plus encore en Drenica. La structure essentielle est constituée par le clan familial, que l'on désigne du mot turc de mahala, et que l'on traduit bien abusivement par le terme de « famille ». Chaque mahala est subdivisé en branches se raccrochant à un même chef, par exemple à Prekaz, on trouvait entre autre des Islami Jashari ou des Murati Jashari : le vieux Shaban Murat Jashari et ses fils Adem et Hamze appartenaient à cette dernière branche. Une même branche vit communément dans une même « maison », plutôt une forteresse familiale, renfermant derrière ses murs plusieurs maisons d'habitation, et pouvant compter au total une centaine d'habitants. De plus, le « village », qui compte plusieurs milliers d'habitants, sur un territoire parfaitement et très anciennement délimité, est constitué de l'union d'un petit nombre de mahale, toujours moins d'une dizaine, à Prekaz trois seulement : les Jashari, les Lushtaku et les Kadriu. Les règles très strictes d'exogamie empêchent de se marier entre descendants des différentes mahale d'un même village, car toutes les mahale du village estiment descendre d'un ancêtre commun. On doit donc passer alliance avec une mahala d'un autre village. La pratique des mariages arrangés n'a nullement disparu en Drenica, et il est par exemple intéressant de noter que les Jashari de Prekaz passaient fréquemment alliance avec les Geci de Llaushe : voilà unies deux des familles supposées constituer le « noyau dur » de L'UCK.
« L'UCK a été créée en Allemagne », affirment des Albanais qui s'en disent membres, et des jeunes émigrés économiques de la Drenica ont participé à cette création. Il s'agit donc probablement d'une organisation encore modeste, qui a choisi d'utiliser les structures traditionnelles de la société et l'engagement de quelques clans pour allumer un « foco » guévariste dans la Drenica. La police serbe a laissé faire dans un premier temps, pour mieux circonscrire l'incendie, avant de tenter d'écraser d'un coup cette rébellion, par les massacres du début mars. La police a aussi joué des structures claniques. Lorsque la répression s'abat systématiquement sur la famille Jashari de Prekaz et les clans alliés d'autres villages, mais qu'elle épargne par contre l'autre grande famille de Prekaz, les Lushtaku, le pouvoir essaye clairement de créer un antagonisme entre ces deux clans, peut-être d'utiliser une rivalité préexistante. Les Albanais ne sont pas dupes de cette stratégie : « les Jashari ou les Ahmeti de Likoshane étaient riches et puissants; en s'attaquant à eux, la police essaye de nous diviser », note lucidement un combattant. La société albanaise du Kosovo est toujours régie par la bessa, la parole donnée selon les règles très anciennes du kanun, dont la trahison ouvre le mécanisme de la vendetta. L'expérience de résistance non-violente des années 90 a été rendue possible par une campagne générale de pardon et de réconciliation, initiée par un intellectuel catholique albanais, Anton Ceta, mais beaucoup d'indices laissent croire que la vendetta commence à reprendre ses droits.
Au bout du compte, la Drenica prend de plus en plus l'aspect d'un piège aux multiples victimes. Piège mortel et tragique, bien sûr, pour la centaine d'Albanais assassinés depuis le début des opérations, pour les 20000 déplacés, piège pour L'UCK qui a perdu quelques-uns de ses militants, comme Adem Jashari, piège encore pour les quelques centaines ou quelques milliers d'hommes qui continuent de résister et de défendre leur village, mais piège aussi pour Slobodan Milosevic et Ibrahim Rugova. La situation en Drenica est une situation de guerre qui, en tant que telle, ne peut connaître d'issue que militaire. Si le pouvoir serbe obéissait aux timides injonctions du Groupe de contact sur l'ex-Yougoslavie de « retirer les forces spéciales », un tel retrait serait perçu par l'opinion albanaise comme une victoire sur les forces serbes, avec les conséquences que l'on peut imaginer. À titre d'hypothèse, il n'est pas certain que l'option non-violente d'Ibrahim Rugova résisterait à un tel scénario. Si au contraire le pouvoir se décidait à réduire pour de bon la région, il devrait déployer des moyens militaires de bien plus grande ampleur encore, il devrait aussi accepter d'encaisser de lourdes pertes, et la fin héroïque des combattants de la Drenica risquerait plutôt de galvaniser l'ardeur des Albanais. Les Jashari sont déjà devenus des héros nationaux, et de région martyre, la Drenica est de plus en plus perçue dans l'imaginaire albanais comme une région résistante et combattante. Le plus probable est d'envisager un siège de longue durée de la région, qui ne serait certes pas pour effrayer Slobodan Milosevic, mais chaque jour qui passe est perçu par les Albanais comme un jour de résistance, et le temps joue à l'encontre de toute solution négociée. Les opérations ne se limitent plus à la Drenica. Le 25 mars, la police a donné l'assaut au village de Gloxhan, dans la commune de Deçan, et là aussi existaient des guetteurs et des groupes d'autodéfense, qui ont tenté d'assurer la défense du village. Depuis la mi-avril, des accrochages ont régulièrement lieu aux abords de la frontière albanaise. L'UCK est de plus en train de reprendre des forces et de se restructurer. Des jeunes Kosovars issus de la diaspora se forment déjà dans des camps d'entraînement au nord de l'Albanie. Après la Drenica, L'UCK va-t-elle choisir de porter la guerre dans une autre région du Kosovo, d'allumer un second foco de guérilla?

Reportage de Jean-Arnault Dérens et Sébastien Nouvel