Anton Ceta et la résistance non-violente des Albanais au Kosovo
(extrait du rapport de mission de la délégation du MAN : "Forces démocratiques et résistances civiles", 1997)
Les Albanais du Kosovo ont une
longue histoire commune avec ceux d'Albanie. C'est seulement en 1913, à l'issue
de la deuxième guerre balkanique, qu'ils ont été séparés. La population
reste très marquée par le droit coutumier (le Kanun des
montagnes), établi
au 15ème siècle par le Prince Leke Dukajini, un contemporain du célèbre héros
albanais Skanderberg. Ce droit "fait appel à la patience et à la
prudence pour résoudre les problèmes... Il suscite une régulation des
relations inter-personnelles selon laquelle chaque personne est égale à une
autre".
Une conséquence négative du Kanun des montagnes était la vendetta "...
si quelqu'un tue, il doit le payer de sa vie, puisque chaque personne est égale...
mais la tendance à la réconciliation a toujours existé chez les Albanais...
" Ce code d'honneur, cette coutume de la vendetta, encore pratiquée dans
certaines parties de l'Albanie, est très pesante humainement et
psychologiquement. Les romans de l'écrivain Ismaïl Kadaré, comme "Avril
brisé", rendent parfaitement compte de cette atmosphère où
l'organisation de la vendetta neutralise la vie de familles entières, avec des
conséquences sur l'activité des régions concernées.
Aussi, dans les années 1980, un groupe de jeunes, qui avait eu le temps de méditer
dans les prisons communistes sur cette survivance de traditions sévères et
anachroniques pour notre époque, décidèrent-ils de l'éradiquer du Kosovo.
Ils ont fait appel au Conseil des Droits de l'Homme de Prishtina et en
particulier à M. Anton Ceta, un universitaire albanais, fondateur en
Albanie d'un mouvement de 'bonne compréhension et de paix". Ensemble ils
ont formé des groupes pour "la réconciliation du sang", liés aux
meurtres qui exigeaient réparation. Ces groupes allaient dans les communes et
expliquaient, au sein des familles concernées par la vendetta, qu'à notre époque
il était archaïque de régler leurs problèmes de cette façon et que la réconciliation
était un moyen plus constructif.
L'action a commencé le 2 février 1990. A l'époque les Albanais du Kosovo
disposaient encore de médias. Ils y ont fait de la propagande pour cette
"action progressiste". En mars, 23 communes ont fondé spontanément
des groupes pour la "réconciliation du sang", en juillet il y
avait eu 600 cas de réconciliation. Celles-ci se faisaient en public "pour
le peuple, pour la jeunesse", ce fut l'enthousiasme, celui de la libération
d'une charge très lourde pesant sur l'esprit des individus. Le plus souvent,
100 ou 200 personnes se retrouvent, certaines réunions ont rassemblé 100 000
à 200 000 personnes. A Décani, c'est une foule de 500 000 personnes qui
avaient répondu à l'appel, dont certaines venaient du Monténégro, de Macédoine
et de Serbie du Sud. Les lieux où se sont passées ces réconciliations ont été
appelés "prairies, collines, vallées de la réconciliation". Ainsi
purent être célébrées les réconciliations de près de 1000 cas de meurtres,
500 cas de blessures et à peu près 700 cas de conflits divers.
Au cours de l'interview effectuée auprès d'Anton Ceta par le Mouvement pour
une Alternative Non-violente en août 1993, celui-ci nous confiait :
"c'était un rapprochement de tout notre peuple et une solidarité, une
consolidation, une union nationale sans distinction de situations économiques,
de religions, de fonctions. Ils se sentaient tous proches les uns des autres.
Cela fut un grand résultat qui a donné plus tard des conséquences positives.
Déjà à l'automne de la première année (1990), a commencé une autre action
consécutive à cette préparation psychologique de la population : l'aide de
famille à famille". Anton Ceta faisait ici allusion aux licenciements
survenus après la grève des mineurs de Trepça.
On peut donc penser qu'aujourd'hui (ndlr :
en 1997), la capacité à réagir positivement des
Albanais du Kosovo est liée à leur capacité d'être patient, de savoir résoudre
les conflits avec prudence, tout en ayant le souci du bien commun, de la justice
et de la vérité. Tout ceci a été comme consolidé par l'action menée contre
la vendetta. C'est en particulier sur cette base psychologique, intellectuelle
et de solidarité qu'Ibrahim Rugova a pu engager le peuple du Kosovo dans
une résistance civile non-violente, comme il le dit lui même "par choix
et aussi par nécessité". Par choix: nous venons de voir qu'il s'enracine
profondément dans l'histoire des Albanais. Par nécessité : il fallait réagir
de manière constructive à la volonté du pouvoir de Belgrade de pousser les
Albanais à quitter leur pays.
A la suppression de l'autonomie politique du Kosovo en 1989, il a été répondu
par de nombreuses actions menées clandestinement :
- La création de partis.
- La signature en février 1990 par 400 000 personnes, d'une pétition
"pour la démocratie et contre la violence".
- Un référendum où 87 % des citoyens proclamèrent une "république du
Kosovo".
- Des élections multipartites et clandestines le 24 mai 1992, où 23 partis et
associations étaient représentés. Ces élections ont "légalisé"
un Parlement, un gouvernement partiellement en exil et un Président de la république
Ibrahim Rugova. Il faut dire que le parlement n'a jamais pu siéger, ceci à
cause de la répression policière - 10 députés sont en prison mais des
commissions travaillent. Il y a un parti largement majoritaire, la Ligue Démocratique
du Kosovo (LDK). D'après l'assertion des parties eux-mêmes, il existe un réel
dialogue entre les partis. Les médias indépendants en témoignent.
- Des conseils de coordination politique exercent leur activité, tant au niveau
national qu'à celui des communes. Ils s'occupent de la collecte et de la
redistribution des moyens financiers.
- Un maillage politique bien organisé par village ou quartier permet le
fonctionnement de différentes structures parallèles, et de la résistance
civile.
A la suppression de 120 000 postes de travail sur 178 000, dans les années
90-92, il a été répondu par :
- Une organisation nouvelle de l'économie et en particulier du petit commerce
que les Serbes de Belgrade envient !
- Un système de solidarité financière pour les plus démunis.
- Une entraide de famille à famille.
A la fermeture des écoles le 1er septembre 1991 où 420 000 élèves
(primaires, secondaires, universitaires) furent mis à la rue avec leurs 20 000
professeurs, il a été répondu par un système d'écoles parallèles, opérationnelles
à partir du 20 janvier 1992, décrit de la façon suivante par un syndicaliste
indépendant de l'enseignement : "L'idée d'un système éducatif parallèle
était mûr dans la conscience de la population... Celle-ci s'est naturellement
proposée pour prêter ses habitations". Certains sont allés habiter dans
leur cave, chez des parents pour laisser leur habitation à disposition des élèves.
En complément du système éducatif, des conseils de solidarité ont été créés,
afin d'aider les enseignants et les élèves les plus pauvres. De même une
gestion administrative parallèle permet l'organisation des examens et la délivrance
des diplômes. Tout ceci n'a pas été sans représailles. Entre 1989 et 1993 :
3 parents, 3 enseignants et 23 élèves ont été tués ; 915 enseignants et 1
365 élèves ont été maltraités ; 95 professeurs et 5 élèves ont eu de 30
à 60 jours de prison"... Dans certaines régions les classes doivent
changer de maison pour déjouer la police.
Le 1er septembre 1996, Rugova et Milosevic ont signé un accord prévoyant le
retour des élèves et étudiants dans les locaux scolaires, début novembre, les
clauses pratiques n'avaient pu être arrêtées.
A la fermeture des hôpitaux et dispensaires, il a été répondu par la création
de dispensaires et hôpitaux parallèles, animés le plus souvent, depuis 1992,
par l'association "Mère Térésa" qui dirige un réseau de 43
branches et 618 antennes locales (dont 57 dispensaires et cliniques) à travers
tout le Kosovo. La devise de l'association est : "ne rien demander aux
patients, ne rejeter aucun patient" (M. P. Yakmita, Président de Mère
Térésa). Dans les dix centres de Prishtina 111 835 personnes ont été examinées
et traitées entre le 1er juillet et le 31 décembre 1994. Les médicaments, le
matériel médical et les moyens financiers proviennent de l'impôt volontaire
de 3 % et de l'aide des ONG internationales. Mais les besoins croissent et les
moyens diminuent.
A la dégradation sociale, organisée par le pouvoir serbe, il a été répondu
par différentes initiatives :
- humanitaires, ici aussi l'association Mère Térésa a eu une place prépondérante.
En 1990, elle estimait que 24 000 familles avaient besoin de secours, en 1994
elle a dû fournir une aide alimentaire à 57 353 familles totalement démunies
(374 000 personnes, soit 20 % de la population), ainsi qu'à 1 119 familles de réfugiés
(roms, bosniaques et serbes). A cause de l'immigration, la situation a été
sensiblement la même en 1995.
- sociales, en particulier à Prishtina où un groupe de femmes (pédagogues,
psychologues et travailleurs sociaux) font des enquêtes et aident les femmes à
travailler, à organiser des groupes pour défendre les droits de l'Homme, ainsi
que pour l'alphabétisation, ou pour des activités culturelles. Il aide aussi
les familles à résoudre les problèmes de violences.
- culturelles et sportives, en particulier organisées par le Forum des Jeunes
de la LDK afin de réagir contre l'abandon de ces domaines par le pouvoir serbe,
mais surtout contre les risques que génèrent l'inaction et le départ des
jeunes à l'étranger. Le Forum organise des campagnes d'information pour la prévention
de la drogue, du Sida, du tabagisme et des épidémies. Il organise des groupes
de théâtre, des groupes folks, des festivals rocks, des concerts, des compétitions
intellectuelles et sportives, des actions écologiques comme le ramassage des
ordures une fois par mois.
A la suppression des fonds publics pour les écoles, les services de santé et
la sécurité sociale, il a été répondu par une participation de tous les
Albanais, en particulier ceux de la diaspora (environ 90 000 personnes salariées
à l'étranger), qui envoient régulièrement une participation d'environ 3 % de
leur salaire, comme d'ailleurs ceux qui ont la chance d'avoir un revenu à l'intérieur
même du Kosovo. Les sommes perçues servent pour la solidarité et
l'enseignement ; à titre d'exemple, le salaire reversé à un professeur était
en 1995 de 130 DM par mois, soit environ 460 F.
Au matraquage médiatique de Belgrade, il a été répondu par la création de
plusieurs journaux albanais qui se veulent indépendants : Bujku, qui a fait
suite à Rilindja (interdit en 1990), celui-ci tirait à 80 000 exemplaires par
jour alors que Bujku ne tire qu'à enviton 1 0 000 exemplaires par jour. Bujku
est édité et diffusé par le pouvoir serbe, qui peut ainsi s'informer sur les
actions des Albanais. De plus, les taxes perçues sur Bujku permettent de
financer la presse serbe officielle au Kosovo. Sa production est payée par la
diaspora albanaise et par l'édition faite à l'étranger (Albanie, Suisse) sous
l'ancien nom de Rilindja. Citons encore l'hebdomadaire Koha dirigé par Veton
Surroï, supporté par Soros et un groupe de journalistes. L'hebdomadaire Zeri où
s'expriment surtout des intellectuels. Début juillet 1995, un débat
contradictoire sur la stratégie de la résistance albanaise y a été publié.
Cette résistance civile non-violente contrarie le pouvoir de Belgrade et
exacerbe les réactions de sa police, partout nous avons eu des témoignages, en
particulier au Comité d'Helsinki pour les Droits de l'Homme (G. Pula), au Comité
des Droits de l'Homme de Prishtina (A. Demaci) et à ceux de Prizren et
Mitrovica. Ces informations sont disponibles dans de nombreux rapports, comme
ceux Amnesty International. A titre d'exemples, pour le seul mois de juillet
1995 : 1 10 personnes ont été mises en prison pour une durée allant de 1 à 8
ans (surtout des anciens policiers), 18 magasins ont été confisqués, 7
familles ont été expulsées de leur appartement, 58 personnes ont été
maltraitées par la police (cf. le texte sur la répression ethnique).
A ces brimades et répressions violentes, la population réagit de manière
ferme mais non violente : En novembre 1988, la pression de Belgrade sur le
parlement du Kosovo était déjà importante. Pour protester contre le limogeage
abusif de dirigeants albanais, 2 715 mineurs de Trepça - un grand complexe
minier près de Mitrovica au nord du Kosovo - ont marché sur Prishtina (56 km),
ils ont été rejoints par 30 000 autres travailleurs. Suite aux promesses non
tenues, faites alors par le gouvernement, ces mêmes mineurs ont entrepris en février
1989, une grève de la faim dans le fond de la mine. Par solidarité, tout le
pays s'est arrêté de travailler, après huit jours, devant la détermination
des mineurs, le gouvernement a donné l'impression de céder, mais à leur
sortie les mineurs furent arrêtés et licenciés. En 1990, 9 000 autres
travailleurs de Trepça furent licenciés. Le complexe est pratiquement arrêté,
les ouvriers n'ont pas retrouvé de travail. Quatre cents familles se sont exilées
et 700 survivent dans des conditions très difficiles.
Quand le 23 mars 1989, le Kosovo fut privé de son autonomie, une grande
manifestation s'est organisée dans tout le pays, plus de 500 000 personnes y
ont participé. Le soir, toutes les lumières y compris celles des cités furent
éteintes. La population était dans la rue ou aux fenêtres et faisait tinter
des clés ou des objets métalliques, ce qui fut, paraît-il, très
spectaculaire. Peu de temps après, suite à l'assassinat d'un Albanais à
Prishtina, l'électricité a été coupée, des bougies ont été allumées dans
les maisons ou sur les chaussées, plusieurs dizaines de milliers de citoyens
ont manifesté silencieusement dans les rues. Pour intimider cette foule, des
avions serbes ont été envoyés en rase motte sur la ville.
En 1991 une marche funéraire a traversé toute la ville de Prishtina, afin de
'mettre en terre la violence" plus de 20 000 personnes y ont participé.
Depuis, ce genre de manifestations n'ont plus eu lieu, certains le regrettent
mais plusieurs responsables politiques nous ont affirmé que, vu la situation
actuelle, le risque de perdre des vies humaines était trop grand. Le pouvoir
serbe a déjà tendance à créer lui-même des incidents, dans le but de
provoquer des réactions propres à faire fuir les Albanais. Suite à
l'assassinat d'Armend Daci en avril 1996, 10 000 femmes ont manifesté à
Prishtine, selon A. Demaci, "leur action était bonne, mais ce n'était pas
suffisant".
Bien que l'embargo ait été plus dur au Kosovo que dans le reste de la Serbie,
à cause des contraintes supplémentaires imposées par le pouvoir serbe, la
population soutient l'embargo. Ceci nous a été confirmé non seulement par des
responsables de partis, mais aussi par de simples citoyens. Ils prétendent
qu'ils sont plus aguerris que les Serbes, lesquels commencent à être lassés
de l'embargo. A contrario, un Serbe de Belgrade nous a confié : "l'embargo
a rendu plus solidaire le peuple serbe, le monde entier nous en veut". Pour
les Albanais, la levée de l'embargo doit être liée au respect des droits de
l'Homme au Kosovo et pas seulement au problème de la Bosnie. C'est ce que
disaient également les Etats-Unis, mais les politiciens changent quelquefois
d'avis... La levée de l'embargo non assujettie à cette condition est un coup
dur pour les Albanais, car elle redonne Milosevic : pouvoir, respectabilité, réussite
financière et industrielle, qui se retourneront inéluctablement contre le
Kosovo.
Enfin, il faut souligner que "le pouvoir parallèle qui fonctionne avec la
volonté du peuple" selon les termes d'un député démocrate chrétien,
ainsi que les autres activités parallèles : écoles, santé, finances,
solidarité, fonctionnent de mieux en mieux depuis 4 ans. Or, elles constituent
toutes des actions de résistances civiles, difficiles à mener et à hauts
risques pour ceux qui y travaillent et pour leur famille.
Références : Vous pouvez trouver ce texte (extrait d'un rapport écrit en 1997) et d'autres sur le site http://www.multimania.com/irnc/Kosovo.htm édité par Institut de recherche sur la Résolution Voir aussi (article plus court) : http://www.laprovence-presse.fr/actu/archives/98/2opi1503.html |
Bibliographie : «
Kosova separate worlds » par Shkëlzen Maliqi, publié en 1998 par : MM Society Prishtina &
Dukagjini |