le COURRIER INTERNATIONAL

Des dangers des fumigations

"Clarín", Buenos Aires  

Déverser des produits toxiques sur les cultures illicites est nuisible pour la santé des Colombiens et pour l’environnement, dénonce un sociologue argentin. Et les résultats ne sont pas au rendez-vous.

Dans la lutte contre le trafic de drogue, Washington justifie l’épandage d’herbicides sur les cultures illicites en partant de quatre postulats. Le premier est que la demande dépend de l’offre et qu’il faut par conséquent s’attaquer aux cultures elles-mêmes, ainsi qu’aux centres de production, de traitement et de trafic des stupéfiants. Le deuxième est qu’une action punitive contre les sources d’approvisionnement est plus efficace en termes de résultats (objectifs et réussites) et de moyens (soutien dans le temps et budget) : Washington s’en sort bien mieux, donc, en concentrant tous ses efforts sur les origines de l’offre. Troisième postulat : les retombées d’une éradication à plus grande échelle des cultures illicites comprendront la chute des prix dans les zones de production, l’amoindrissement du pouvoir des trafiquants et la maîtrise de la violence générée par le narcotrafic. Quatrième postulat, les conséquences d’une destruction massive seront de trois types pour les pays consommateurs : diminution de l’offre, prix plus élevés et risque de voir arriver sur le marché des drogues moins pures.

Voyons à présent les résultats de ce type de politique. La Colombie a commencé à utiliser du paraquat [herbicide hautement toxique et persistant classé dans les RUP (usage restreint) par les Etats-Unis] sur les cultures illicites à la fin du mandat du président Julio César Turbay (1978-1982). Les arrosages se sont ensuite poursuivis à un rythme plus soutenu, de 1982 à 1990, avec du glyphosate [Roundup, dont l’usage est interdit dans la plupart des pays du monde] pour le cannabis et du Garlon 4 pour la coca. Cette politique a été renforcée entre 1990 et 1994, et l’application de glyphosphate s’est étendue au pavot. Le pays a battu tous les records nationaux et internationaux de destruction chimique et manuelle sous le gouvernement du président Ernesto Samper (1994-1998) et a employé des herbicides encore plus toxiques comme l’imazapyr et le tebuthiuron. Au cours de la seule année 1998, le gouvernement Samper, puis celui du président Andrés Pastrana (1998-2002) ont fait fumiger 66 083 hectares de coca et 2 931 hectares de pavot, et arracher manuellement 3 126 hectares de coca, 181 hectares de pavot et 18 hectares de cannabis. Le gouvernement Pastrana a détruit approximativement 90 000 hectares de coca entre 1999 et 2000. Enfin, depuis 2000, Washington exerce une pression sur Bogotá pour que le gouvernement se décide à utiliser un champignon pathogène dangereux, le Fusarium oxysporum. [On ne sait pas si le champignon respectera les cultures vivrières et l’on ignore les mutations génétiques qu’il pourrait provoquer chez d’autres végétaux.

En dépit de tous ces efforts, les effets de la destruction chimique des cultures illicites ont été insignifiants aussi bien en Colombie qu’aux Etats-Unis. En 1981, il y avait en Colombie 25 000 hectares de plantations de cannabis et de coca. En 2001, d’après la CIA, 120 000 hectares étaient consacrés à la seule culture de la coca. Alors qu’en 1990 la production colombienne d’héroïne était insignifiante, elle représentait 63 tonnes en 1996. Aujourd’hui, le pays a supplanté le Mexique en tant que principal pourvoyeur d’héroïne de l’hémisphère. La production de cocaïne, qui en 1998 avait été de 435 tonnes, était passée à 520 tonnes en 1999. Dans les années 80, la Colombie avait une criminalité naissante. Aujourd’hui, elle est confrontée à des cartels puissants, violents et provocateurs. En ce qui concerne la demande, la situation aux Etats-Unis ne montre aucun progrès définitif puisqu’il reste encore 14 millions de consommateurs de stupéfiants. Chez les jeunes, la consommation de cocaïne s’accroît de manière alarmante depuis 1997 et celle de cannabis, qui avait baissé à la fin des années 80, a notablement augmenté entre 1992 et 1995, et continue de croître à l’heure actuelle.

En conclusion, la Colombie a déjà utilisé sur son territoire trop de produits nocifs pour sa population et son environnement [on relève dans les régions fumigées à l’herbicide un taux élevé de cancers, de maladies de peau et de problèmes respiratoires parmi la population, sans parler de la contamination de l’eau et des nappes phréatiques]. Et pourtant la demande de stupéfiants des citoyens des Etats-Unis ne cesse de croître. Une nouvelle éradication chimique ne représenterait qu’une autre victoire à la Pyrrhus et n’apporterait aucune solution au narcotrafic. La donne reste la même : les Colombiens continuent de payer les pots cassés de la prohibition et l’argent que rapporte cette entreprise lucrative continue à être blanchi, entre autres, dans les banques des Etats-Unis, des Caraïbes, de Suisse, de Monaco et d’Argentine.

Juan G. Tokatlian

Coca, la plante de tout un peuple

"The Guardian" "The Guardian"(extraits), Londres

Dans les pays andins, en particulier en Bolivie, la coca est une plante sacrée. Son éradication est perçue comme un génocide culturel.

Les peuples andins utilisaient les feuilles de coca à des fins religieuses et médicales des milliers d’années avant que les hommes blancs n’apprennent à en extraire la cocaïne. Riches en vitamines et en minéraux, elles servaient traditionnellement à guérir des maux comme la dysenterie et le mal des montagnes. La grande majorité des Boliviens continuent à en mâcher quotidiennement pour prévenir la sensation de faim car, mélangées à de la cendre, elles ont un effet anesthésiant sur l’estomac. Dans les pays andins, tout décès, mariage ou autre rituel social ou religieux comprend une offrande de coca. “Garde ses feuilles avec amour”, ordonne la Légende de la coca, un poème oral vieux de huit cents ans. “Et quand tu sens la peine dans ton coeur, la faim dans ta chair et les ténèbres dans ton esprit, porte-les à ta bouche. Tu trouveras amour pour ta peine, nourriture pour ton corps et lumière pour ton esprit.”

Mais les prophètes prédisaient également que l’homme blanc trouverait le moyen de corrompre leur “plante petite mais forte” : “Si ton oppresseur arrive du nord, le conquérant blanc, le chercheur d’or, dès qu’il la touchera, il ne trouvera que poison pour son corps et folie pour son esprit.” Ce qu’ils n’avaient pas prévu, c’est que le retour de bâton serait aussi grave. L’homme blanc a réussi à extraire les 0,5 % de cocaïne, l’alcaloïde que contient la coca, à la fin du XIXe siècle. Les premières tentatives d’éradication remontent à 1949, après qu’une étude réalisée par Howard Fonda, un banquier nord-américain, eut affirmé que la mastication de cette plante était “responsable de la déficience mentale et de la pauvreté qui régnaient dans les pays andins”. Peu après, en 1961, les Nations unies inscrivaient la coca au tableau n° 1 des stupéfiants, en en faisant ainsi une des substances les plus dangereuses, à interdire absolument. Ce qui n’eut bien entendu aucun effet sur la consommation des Etats-Unis - où les cadres sniffaient des lignes de cocaïne tandis que les ghettos optaient pour son parent pauvre et bien plus dangereux, le crack. Dans les années 80, la superpuissance consommait plus de la moitié de la cocaïne produite dans le monde alors que ses habitants ne représentent que 5 % de la population mondiale. La Bolivie, l’un des pays les plus pauvres de la planète, vit un créneau à prendre et s’y précipita. Elle devait devenir le deuxième producteur de pâte de cocaïne du monde.

La coca, une plante rustique idéale pour les sols fatigués ou érodés, peut donner trois ou quatre récoltes par an. Désormais obligé de cultiver des haricots et des oranges dans le cadre du plan de développement alternatif financé par les Etats-Unis, Zenon Cruz, un ancien planteur de coca du Chapare, doit nourrir sa famille avec un revenu inférieur à celui qu’il avait auparavant.

Certains continuent à prendre tous les risques pour jouir d’un revenu plus élevé. A quelques kilomètres de chez Zenon, à la base militaire de Chimore, une jeune fille du coin est exhibée devant la presse. Alcira Marin, 16 ans, vient de craquer après trois jours d’interrogatoire : elle a admis avoir passé en fraude de la pâte de coca en l’avalant. Les pièces à conviction, quarante boulettes enveloppées de film plastique jaune, sont exposées sur une table derrière elle. “J’ai touché 300 bolivianos pour le faire, murmure-t-elle. Je ne savais pas que je mourrais si une boulette éclatait à l’intérieur.” Avec la loi 1008, un texte impitoyable inspiré par la législation des Etats-Unis, elle risque de cinq à huit ans de prison.

"Si on exerce une pression à un endroit, ça gonfle ailleurs”

Il ne fait pas de doute que le filet se resserre mais cela pourrait simplement avoir pour effet de faire monter les prix et d’encourager le développement de nouveaux marchés ailleurs. Selon la police antidrogue, les trois tonnes de cocaïne base qui ont quitté le Chapare en 2000 suffisent à générer quelque 4 millions de dollars, parce que les tarifs ont augmenté de 300 % au cours des dernières années. Pour ses détracteurs, la politique d’éradication aura pour seul effet de repousser les producteurs plus au coeur de la région amazonienne.

Si on élargit le tableau, la situation est effectivement décourageante. Alors que la Bolivie est passée du deuxième au troisième rang des exportateurs mondiaux de cocaïne derrière la Colombie et le Pérou, les quantités exportées vers les Etats-Unis et l’Europe n’ont pratiquement pas baissé, selon le rapport annuel de l’Organisme international de contrôle des stupéfiants (OICS). L’explication, c’est que la production a augmenté au Brésil et en Colombie, où le gouvernement n’a pratiquement aucun contrôle sur les territoires situés dans les zones tropicales. “C’est l’illustration parfaite de la théorie du ballon”, explique Kathryn Ledebur, d’Andean Information Network, une organisation de défense des droits. “Si on exerce une pression à un endroit, ça gonfle ailleurs - à moins de s’attaquer à la demande. Mais, au lieu de faire ça, on a une guerre qui se concentre sur les pauvres et ça ne marche pas.”

Sur un pan de colline en terrasses des vallées fertiles des Yungas, de l’autre côté du pays, un petit garçon vêtu du poncho et du bonnet de laine traditionnels s’agenouille pour faire son offrande à Pachamama, la Terre-Mère. Tandis qu’il défait un foulard plein de feuilles de coca, allume de l’encens et répand de l’alcool sur le sol, d’autres enfants s’approchent et chantent en quechua. C’est à la fois une cérémonie et une manifestation préventive. Les familles de cette région, qui reste le dernier endroit où la culture de la coca est autorisée en Bolivie, savent que les choses pourraient très bien tourner ici comme dans le Chapare. La loi 1008 octroie actuellement 12 000 hectares à la culture et à la distribution de la coca dans les Yungas, mais les Etats-Unis avancent qu’il suffit de la moitié pour couvrir les besoins traditionnels.

Nous avons la preuve que la coca des Yungas est détournée sur le marché illégal pour être convertie en produits à base de cocaïne”, affirmait en 2000 le rapport de l’ambassade américaine. Les gens du coin pensent que, s’ils cèdent maintenant, les Nord-Américains en exigeront toujours plus jusqu’à ce qu’il ne reste rien. L’éradication était censée commencer en 2000, mais le pays a explosé en violentes manifestations. Les planteurs de coca ont dynamité l’unique route qui mène à la région et les éradicateurs ont fait marche arrière. On est donc dans une impasse mais personne ne se fait d’illusions, ils reviendront.

Javier Castro, le conservateur du musée de la Coca de La Paz s’est battu pour que la feuille de coca soit reconnue comme une substance potentiellement thérapeutique et non comme un stupéfiant du tableau n° 1. Les randonneurs occidentaux qui voyagent ici boivent en permanence des infusions de feuilles de coca pour prévenir le mal des montagnes et une étude réalisée par l’université Harvard a établi que 100 grammes de coca bolivienne suffisaient largement à satisfaire les besoins journaliers en calcium, fer, phosphore, vitamines A et B2. Contrairement à la croyance populaire, le coup de fouet que procure cette plante ne vient pas de son 0,5 % de cocaïne - qui est en fait détruit par la salive dans le tube digestif - mais de la transformation de ses hydrates de carbone en glucose et de son effet stimulant sur l’appareil respiratoire.

On trouve déjà en Bolivie trente produits à base de coca , qui vont du dentifrice à tout une gamme de pastilles. Pour les défenseurs de la plante, il s’agit là d’un potentiel considérable : on pourrait sauver le gagne-pain de plusieurs milliers de paysans pauvres en la commercialisant à l’Ouest. Or la seule société qui a réussi à contourner l’interdiction, c’est l’américain Stepan, qui - ironie suprême - importe en toute légalité 175 000 kilos de coca du Chapare chaque année pour fabriquer, entre autres choses, un arôme décocaïné pour Coca-Cola.

Nick Thorpe

Pérou : les résultats mitigés de l’arrachage

"El País" (extraits), Madrid

Les surfaces cultivées en coca ont diminué, mais pas la production de cocaïne. La solution ? Que les cultures de substitution - coton ou huile de palme - trouvent des débouchés.

L’année 2008 est l’échéance fixée par les Nations unies pour éliminer toutes les cultures de coca et de pavot de la planète. Cette option zéro, aussi connue sous le nom de “politique du bâton et de la carotte”, entend associer répression [contre les cultivateurs illicites] et développement alternatif [subventions pour les cultures de substitution]. De toute évidence, ce nouvel objectif sur six ans est irréalisable. Les grands producteurs de cocaïne (Colombie, Bolivie et Pérou) et d’opium (Myanmar) continuent d’alimenter le marché de la drogue, et un ancien producteur d’opium, l’Afghanistan, revient sur le devant de la scène conséquemment à la chute des talibans. Lors de sa visite au Pérou [le 24 mars dernier], le président George W. Bush a surpris son auditoire en signalant que la lutte contre le trafic de drogue supposait aussi de freiner la demande. On n’est pas habitué à entendre reconnaître cette évidence par le président d’un pays qui est le premier consommateur de cocaïne de la planète.

L’apparent changement d’attitude de Washington a défrayé la chronique ces jours derniers au Pérou, l’un des principaux producteurs de coca. “Tant qu’il y aura de la demande, il y aura de l’offre. Le monde parle maintenant de coresponsabilité avec plus de sincérité qu’avant”, estime Ricardo Vega Llona, le responsable péruvien de la lutte contre les stupéfiants. Dans la bataille contre le narcotrafic, le bâton supplante généralement la carotte, comme on l’a vu dans la région andine. Face à l’échec des politiques menées en Bolivie et en Colombie, le Pérou a été présenté pendant un certain temps comme un modèle en matière de lutte contre le trafic de drogue dans la région andine. Les résultats semblaient éloquents : entre 1992 et 2001, on est passé de 130 000 à 49 260 hectares de culture de coca.

Washington a salué l’action du président Alberto Fujimori [qui démissionna en avril 2000] contre le trafic de stupéfiants, et la CIA était fière de compter parmi ses agents Vladimiro Montesinos, l’ancien chef des services secrets péruviens, qui s’est avéré être le plus grand corrompu [et narcotrafiquant] de toute l’Amérique latine. Mais les chiffres étaient trompeurs. “La culture de coca a diminué, mais la production de cocaïne a augmenté”, explique Patricio Vandenberghe, le représentant au Pérou du Programme des Nations unies pour le contrôle international des drogues. “Le plus préoccupant, c’est que le rendement à l’hectare s’est accru, notamment dans la zone d’Apurímac, où la production atteint 2 tonnes à l’hectare, alors que la culture traditionnelle de coca produit entre 400 et 800 kg à l’hectare.” Et il ajoute : “Eradiquer n’est pas une solution parce que cela prive les paysans de leur moyen de subsistance et qu’ils sont donc obligés d’émigrer vers les villes. Ce n’est pas constructif. L’objectif du Programme des Nations unies est d’offrir des solutions de rechange pour que les paysans n’aient pas pour seul recours la culture de la coca.” La nouvelle politique proposée par Contradrogas (Pérou) part du principe que le problème de la production de coca n’est pas spécifiquement agricole, mais qu’il est lié à l’existence d’une monoculture. Ce n’est pas un hasard si la coca produit trois récoltes par an et offre une rentabilité sans commune mesure avec les autres cultures. Il faut par conséquent substituer à cette monoculture une autre économie fondée sur des produits et des activités licites, en limitant la coca à la consommation traditionnelle et à d’éventuelles utilisations thérapeutiques. “Il ne s’agit pas de promouvoir une ou deux cultures dans ces zones, mais une bonne quinzaine de cultures et d’activités économiques”, souligne Hugo Cabieses, un conseiller antidrogue du gouvernement, qui évoque à titre d’exemple la possibilité de planter des palmiers à huile dans les zones forestières des hautes terres - le Pérou est déficitaire en huiles et en matières grasses -, tout en accroissant la production de coton. “Le Pérou n’a pas besoin de dons pour promouvoir le développement alternatif, mais d’une ouverture des marchés pour le commerce de l’huile de palme, du coton, de la canne à sucre (dont on extrait de l’éthanol, qui sert à produire du biocarburant), du riz, du maïs, de la papaye, de l’ananas, de la banane...”, énumère-t-il. Pour cela, Cabieses réclame que le Sénat des Etats-Unis donne le feu vert à la loi de préférences douanières andines (ATPA). Par ailleurs, selon les calculs du responsable de la lutte contre les stupéfiants, il faudra dépenser 1,12 milliard de dollars (1,23 milliard d’euros) pour construire six axes routiers de la forêt vers la côte, afin que les produits puissent accéder au marché national et international.

Francesca Relea