La "purification ethnique"

Malheureusement, la purification ethnique n'est pas quelque chose de nouveau... voici ce qu'en disait en 1994 Xavier Deutsch, dans son livre "La guerre que je n'ai pas voulue" à propos de la guerre de Bosnie:

Avant la guerre tous les Bosniaques vivaient mélangés, en harmonie, sans se poser la question de leur origine. Et tout à coup les extrémistes de tous les bords décident que ce n'est plus possible de vivre ensemble, et qu'il faut créer, à l'intérieur de la république de Bosnie, des zones "ethniquement pures": les Serbes ici, les Croates là, et les Musulmans dans un coin. Cette "solution" est tragique, elle revient à dire: "Oui, c'est vrai, il faut séparer les peuples car ils ne peuvent pas vivre ensemble."

cherchez les différences..."Purifier", c'est une idée indéfendable sur le plan du principe. Et tout à fait répugnante sur le plan de la réalité. "Purifier", cela signifie par exemple: entrer dans un village et le raser totalement, le faire simplement disparaître. Ou bien: pour faire d'un village musulman un village serbe, on démolit sa mosquée, on change son nom (on le rebaptise par exemple Ukaradzicevo'' en l'honneur du leader serbe de Bosnie, Radovan Karadzic), on remplace les villageois musulmans par des colons venus de Serbie ou de Bosnie serbe.

La "purification" a d'autres idées: ce n'est pas uniquement pour humilier les femmes musulmanes que les soldats serbes les ont violées, il s'agit pour eux de se servir d'elles afin de produire des enfants serbes, pour peupler de nouveaux citoyens serbes la "Grande Serbie" que les soldats s'efforcent de constituer. Le viol devient ainsi l'instrument d'un programme. Les femmes musulmanes, selon cette logique extrême, ne sont plus considérées comme des êtres humains, mais comme une terre qu'on ensemence. Leur dignité est réduite à zéro, et leur sensibilité est une notion dont peu de soldats s'encombrent (ils n'ont d'ailleurs pas le choix: ce sont les officiers serbes qui donnent à leurs hommes l'ordre de violer les femmes musulmanes, et le soldat qui refuserait d'exécuter cet ordre s'exposerait à de sérieux problèmes).

Ces récits terribles proviennent du côté serbe, mais la purification ethnique est pratiquée aussi par les Croates: par exemple à Mostar, les Musulmans ont été peu à peu repoussés vers l'est, vers la périphérie, pour faire de cette vieille cité musulmane une ville "purement croate".

En plus cette situation a été obtenue par la force. Les Serbes ont conquis des territoires importants, et maintenant on vient leur dire: "Bon, ça va. On vous laisse ce que vous avez acquis, mais ne recommencez plus." Mais c'est très dangereux, parce que ça pourait donner de très mauvaises idées à n'importe quel petit dictateur un peu allumé, dans un pays instable et pauvre. Le gars, il est capable de se dire: "Oh, ça a marché en Bosnie, et l'ONU n'a pas l'air d'y voir trop d'inconvénient, puisqu'elle officialise les conquêtes serbes sur une carte. Alors je vais faire pareil, et si quelqu'un m'emmerde je lui enverrai Lord Owen pour régler le problème." Bingo !

Il faut SAVOIR des choses pareilles: si on les néglige, c'est garanti qu'elles recommencent tous les quatre ans n'importe où sur la Terre. En Afrique, on compte actuellement 50 pays où se côtoient des milliers d'ethnies différentes; si chaque ethnie revendiquait le droit d'avoir son propre Etat, ce serait un bordel total, ingérable. Pareil en Asie, par exemple dans la Fédération de Russie.

Un jour, ça pourrait être dans la Belgique. Le nationalisme est un phénomène qui voit soudain les hommes et les femmes (mais surtout les hommes) d'un peuple brandir des drapeaux et crier dans les rues: "Nous sommes le plus grand peuple de la Terre ! Il faut que les autres peuples s'écartent."

Pour qu'un nationalisme ait des chances de marcher, il faut plusieurs conditions:

- primo: une situation de crise. En général les hommes et les femmes sont des gens raisonnables, mais si on les prive de pain, de travail, de dignité, ou si on prive de pain leur enfant, ils deviennent prêts à n'importe quoi. Parce que la misère, elle commence à leur faire PEUR.

- secundo: un chef. Imaginons qu'un peuple a terriblement faim, il a peur, il est désorienté, il ne sait plus du tout ce qu'il doit penser, il est prêt à croire tout ce qu'on lui dira, même si c'est n'importe quoi, même si ça a l'air cinglé, pourvu que ça rassure et que ça ressemble à la promesse de jours meilleurs. Alors un chef arrive, et il parle, et il parle super-bien, comme un chef, et il promet des choses sensationnelles. Il dit par exemple: "Vous, peuple allemand (ou serbe, ou russe), vous êtes le plus beau peuple de la Terre, et si on est dans la crise, c'est à cause du peuple juif (ou arabe ou turc ou polonais ou caucasien...). Alors on va leur casser la gueule, et redresser la situation." Ça s'appelle la démagogie. Evidemment ces arguments ne ressemblent à rien, mais le peuple, ça lui fait tellement du bien d'entendre des choses pareilles qu'il applaudit de toutes ses forces, et ça lui fait tellement de bien d'applaudir qu'il se dit: "Bon, le chef a sûrement raison."

Hitler par exemple a été élu le plus démocratiquement du monde, en 1933, dans une Allemagne humiliée, battue, ruinée par la défaite de 1918.

Ensuite: le chef déclare qu'il faut à son peuple un territoire digne de sa valeur. Alors, sans demander l'avis de personne l'armée du peuple annexe les régions voisines, pour étendre son "espace vital" au nom d'une "Grande Allemagne" (ou Grande Russie, ou Grande Serbie...). En général cela se termine mal: toutes les conditions sont remplies à ce moment pour qu'une guerre éclate.

Dans le Monde, aujourd'hui, on pourrait compter pas mal de ces nationalismes qui s'allument à cause des peurs et des pauvretés. En Russie, un type qui s'appelle Jirinovski (dangereux, entièrement loufdingue) récolte des millions de voix aux élections, rien qu'en criant: "Vous, peuple russe..."

Russie éternelle, Grande Russie... Refaire la Grande Russie, récupérer l'Allemagne, la Pologne, l'Ukraine... Chasser les juifs... Réduire le prix de la vodka..." Des millions de Russes ont trop faim pour ne pas être éblouis. Alors ils votent comme un seul homme. C'est pour ça: la première façon d'éviter le fascisme, c'est d'éviter la misère. L'Europe occidentale a drôlement intérêt à aider économiquement la Russie, si elle veut s'épargner de très très très gros problèmes à moyen terme.

Karadzic dit aux Serbes: "Vous, peuple serbe..." Jirinovski dit aux Russes: "Vous, peuple russe..." Ailleurs on entendra: "Vous, peuple tutsi, peuple des croyants..." A chaque pays sa fêlure...

Ce texte est extrait d'un livre de Xavier Deutsch: "La guerre que je n'ai pas voulue", publié en 1994 aux éditions "De la Démocratie" par Causes Communes et Opérations Villages Roumains (ISBN 2-930114-01-0). Il est reproduit ici avec l'aimable autorisation de Causes Communes.