Jusqu’il y a peu, en ex-Yougoslavie, des peuples se déchiraient parce qu’ils n’avaient pas la même langue, la même religion, parce que les uns voulaient éliminer les autres. Et ce n'est malheureusement peut-être pas fini...Il n'y a pas si longtemps - à peine une génération - c'est chez nous, en Europe occidentale, que d'autres peuples se déchiraient et voulaient s'exterminer l'un l'autre.

Le conflit franco-allemand, dans lequel la Belgique s'est trouvée tant de fois entraînée, est une des facettes des nombreuses guerres qui ont endeuillé notre continent depuis des siècles. 

En 1918, après la première guerre mondiale, un armistice était signé, qui renvoyait les "vainqueurs" et les "vaincus" dans leurs territoires, et établissait - pour quelques années à peine - un semblant de paix. Mais les mêmes causes qui avaient engendré la grande boucherie de 1914 allaient reproduire les mêmes effets - en pire, parfois - en 1940.

Alors, la Paix serait-elle un rêve impossible ?

Peut-être pas ! Au début des années 50, quelques visionnaires européens imaginaient un projet fou, qui extirperait le mal à la racine, et mettrait fin une fois pour toute à ce carrousel sanglant. Ils faisaient le pari de construire entre les protagonistes de ce conflit, des liens économiques et sociaux  tellement étroits qu'ils rendraient la guerre impossible. 

Un demi-siècle plus tard, on commence à espérer que leur rêve pourrait être devenu une réalité. Même si l'actualité nous démontre tous les jours que nous devons rester vigilants.

Aujourd'hui, le Kosovo doit entamer sa reconstruction. Des choix qui engageront l’avenir doivent être posés. L'article qui suit, écrit par Colette Mazzucelli, pourrait-il être un élément de réflexion pour le Kosovo ?

Egoïsme, équilibre ou égalité ?

Le "Flux" de l'Histoire et la Paix en Europe
par Colette Mazzucelli, Ph.D.

Les enseignements de l’histoire

Selon les Grecs, il y a une constante dans l'Histoire : tout change. C'est le "flux" de l'histoire et non sa stabilisation qui donne le contexte dans lequel les hommes, les états et les institutions peuvent agir. Dans l'histoire du XVIe siècle, le Prince avait le devoir de préserver son existence à tout prix et par conséquent l'existence de son état. Cette idée trouve peut-être sa meilleure expression dans la déclaration de Louis XIV: "L'Etat c'est moi."

C'est le réalisme du Prince face à toutes les forces qui pouvaient le menacer, qui marque son attribut principal : l'égoïsme. Cela veut dire qu'il devait tout faire pour que les autres ne le détruisent pas. L'égoïsme du Prince et la préservation de son état ne tenaient aucun compte du système des états (c’est-à-dire l’ordre établi) dans lequel ils se trouvaient.

Après les guerres contre Napoléon, le Congrès de Vienne, sous l'impulsion de Metternich et Castlereagh, a essayé d'établir un équilibre de pouvoir entre les états principaux en Europe : l'Autriche, l'Angleterre, la Prusse, la Russie et la France.

Malheureusement, ni l'égoïsme d'un Prince ou de son état ni l'équilibre de pouvoir ne pouvait garantir la paix en Europe. Au cours des XIXe et XXe siècles, la guerre, fut également envisagée comme un instrument pour préserver ou restaurer l'équilibre. (1)

On peut donc retenir que l'ordre entre les états européens a été influencé au cours de l’Histoire par des conceptions différentes, comme la préservation de l'état comme raison principale de son existence (selon les principes de Machiavel), ou la recherche constante d'un équilibre entre plusieurs états dans un système de domination d’un état sur les autres (selon les principes de Metternich).

Une autre conception devait encore voir le jour au milieu du XXe siècle :

le pari que l'intégration par secteurs économiques (p.ex. le secteur du charbon et de l'acier pour la France et l'Allemagne) pourrait conduire à un nouvel ordre en Europe, fondé sur le droit et l'égalité entre petits et grands états liés par l'interdépendance économique et le travail en commun au sein des institutions communautaires.

Un homme, une proposition

Après avoir vécu la Première et la Deuxième Guerres mondiales, Jean Monnet, un des pères de l’Europe, vit la nécessité de dépasser égoïsme et équilibre pour maintenir la paix en Europe. Le plan Schuman du 9 mai 1950, dont Monnet était l'auteur, envisageait la réalisation par étapes d'un nouvel ordre en Europe - la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier, la CECA.

La déclaration du 9 mai 1950 est le document qui présente les principes du Plan Schuman. Elle parle d'un Europe qui se fera grâce à des réalisations concrètes. Le but fondamental est d’établir dès le début des "solidarités de fait." Dans le Plan Schuman, la méthode de Monnet est évidente. Deux principes sont importants :

La CECA fut créée comme une Haute Autorité, institution indépendante et supranationale, capable de prendre les décisions au-dessus des États souverains.

Pour que les États soient représentés au sein des institutions communautaires, un Conseil de Ministres fut crée, dont le rôle fut strictement limité : le Conseil ne devait pas décider à l'unanimité mais à la majorité.

La Haute Autorité gardait le monopole de l'initiative législative: "cette prérogative, étendue aux compétences de l'actuelle Commission, est essentielle, car elle donne la garantie que l'ensemble des intérêts communautaires sera défendu dans une proposition du collège."(2)

Dès 1951, le dialogue est organisé entre les quatre institutions,

- la Haute Autorité (aujourd'hui la Commission),

- le Conseil de Ministres,

- l'Assemblée (aujourd'hui le Parlement Européen)

- et la Cour de Justice,

sur une base non de subordination, mais de collaboration, chacune d'entre elles exerçant ses fonctions propres à l'intérieur d'un système décisionnel.

Monnet croyait que le principe d'égalité entre les Etats était nécessaire pour créer une nouvelle mentalité. Mais il comprenait la difficulté d'amener six pays de dimension inégale (France, Allemagne, Italie, Belgique, les Pays-Bas, Luxembourg) à renoncer au droit de veto.

Il chercha l'accord du Chancelier Adenauer pour mettre les six pays sur pied d’égalité au sein du Conseil. La réponse du Chancelier allemand fut immédiate et constructive:

"Vous savez combien je suis attaché à l'égalité des droits pour mon pays à l'avenir et comme je condamne les entreprises de domination dans lesquelles il a été entraîné dans le passé. Je suis heureux de donner mon plein accord à votre proposition, car je ne conçois pas de Communauté hors de l'égalité totale." (3)

Et aujourd’hui ?

Aujourd'hui le rôle des institutions au sein du système communautaire et la relation entre les états et les institutions sont au coeur du débat sur l'Europe, dans le perspective de l'élargissement de l'Union Européenne. En fait, une Union démocratique est proposée aux peuples des états membres. Le défi pour l'Europe est de réunir le Continent pour que l'Union soit un instrument de paix pour les peuples y compris ceux qui ne se sentent pas liés à un état.

Dans ses Mémoires, Monnet écrit :

"Les propositions Schuman sont révolutionnaires ou elles ne sont rien. Leur principe fondamental est la délégation de souveraineté dans un domaine limité mais décisif. Un plan qui ne part pas de ce principe ne peut apporter aucune contribution utile à la solution des grands problèmes qui nous affaiblissent. La coopération entre les nations, si importante soit elle, ne résout rien. Ce qu'il faut chercher, c'est une fusion des intérêts des peuples européens, et non pas simplement le maintien des équilibres de ces intérêts." (4)

Ces mots sont encore très forts aujourd'hui, même si Monnet, à l’époque, voyait surtout l'intégration comme la possibilité de résoudre le conflit entre les peuples. Il faut également comprendre les leçons de l'histoire européenne et voir en quoi elles aident à construire une démocratie qui permette aux peuples de vivre ensemble.

Cependant les situations de conflits intra-étatiques comme celui du Kosovo, nous enseigne que l'Europe doit diriger ses efforts pour imposer une norme, permettant de faire le choix entre égoïsme, équilibre et égalité, et d’établir un ordre de la paix. Elle le peut notamment grâce à une bonne coopération entre ses institutions.

Selon quels principes la démocratie au Kosovo va-t-elle se construire ? Sur quel modèle vont se fonder les espoirs de paix dans cette région : celui de 1918, ou celui de 1950 ?

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(1) Edward Vose Gulick. Europe's Classical Balance of Power. New York: Norton, 1967.

(2) Une Idee Neuve Pour L'Europe. Luxembourg: Office des publications officielles des Communautés européennes, 1990, 20.

(3) Ibid, 22.

(4) Jean Monnet. Mémoires. Paris: Fayard, 1976.