Reconstruire les écoles à
Gjakova
La dernière fois que j'avais vu
Marc-André Peltzer,
c'était il y a plusieurs années, à IBM, où il effectuait un stage en
attendant de partir pour faire son service militaire. Presque dix ans plus tard, c'est à
Gjakova, une petite ville au sud-ouest du Kosovo, que je le retrouve. Il fait
partie d'une équipe de Caritas-Belgique. Il s'occupe là-bas d'un programme d'aide d'urgence à la
reconstruction d'écoles. Très gentiment, il se prête à un jeu de questions
et réponses.
Quand on a tente-deux ans, qu'on a
fait des études de gestion à l'ICHEC (Cergeco), et qu'on a déjà derrière soi quelques
années d'expérience professionnelle, qu'est-ce qui peut motiver quelqu'un à
partir pour le Kosovo, dans des conditions matérielles très sommaires ?
- En fait, depuis très longtemps,
j'avais envie de faire quelque chose comme cela. Je suppose que cela
correspond à mon éducation et à mes valeurs personnelles ? Au début de 1999, je travaillais en Belgique, et j'avais décidé de changer de boulot.
Parmi les possibilités qui s'offraient, j'ai posé ma candidature à MSF
(Médecins sans Frontières). Pendant que j'attendais une réponse, une
connaissance m'a dit que Caritas cherchait quelqu'un pour le Kosovo - je me suis
présenté, et tout a été très vite. En 28 jours (le temps de prester un
préavis minimum chez mon employeur) j'ai liquidé mon appartement, fait mes
bagages, et je me suis retrouvé en partance pour l'Albanie, où Caritas
construisait un camp de réfugiés. C'était le 14 juin 1999.
C'est donc en Albanie que tu es entré
en contact pour la première fois avec les réfugiés Kosovars ?
- Pas vraiment. Parce que deux jours
avant, les forces de l'OTAN avaient commencé à entrer au Kosovo, et le 20,
les forces serbes avaient complètement évacué la région. Ce qui amena
une grande masse de réfugiés à prendre sans tarder le chemin du retour,
et le camp de transit pour 1500 personnes que le HCR nous avait demandé de
construire à Shkoder (en Albanie, pas très loin de la côte) n'a en fait
jamais été utilisé. Une partie
de notre équipe est alors partie en mission de reconnaissance au Kosovo,
emmenant avec elle un chargement de tentes. Je les ai rejoints le 25
juillet.
Vu les circonstances, je suppose que
tout cela a exigé quelques qualités d'improvisation ?
- Effectivement ! Ce genre de situations
est forcément très chaotique; il faut pouvoir prendre des décisions
rapides, sans avoir une vue claire de tous les éléments, et il faut
pouvoir résister au stress qui à ce moment a été vraiment important. On
sait qu'en Albanie la situation, même en période "normale",
n'était pas sans danger. Il y a eu beaucoup de cas de pillage et nous
n'avons pas été épargnés. Nous avons dû quitter le pays sous la
protection de l'armée italienne.
Quand tu es arrivé au Kosovo, quelle
y était la situation ?
- En concertation avec d'autres
organisations humanitaires, Caritas avait décidé de lancer un programme de
réhabilitation et de reconstruction dans les régions de Gjakova et
Orahovac (au sud-ouest du Kosovo). C'est donc à Gjakova que je retrouvai la petite équipe de cinq
personnes qui s'y était installée. On avait amené avec nous le plus
possible, et pendant les premières semaines nous avons distribué tout ce
qu'on avait pu récupérer d'Albanie. Tout était à faire. Tout d'abord
établir des contacts avec le UNHCR et l'UNICEF, dont la mission était de
coordonner toutes les activités d'assistance au Kosovo. Mais bien sûr au
début, il fallait surtout improviser et parer au plus pressé. Dans notre
cas, c'était en priorité résoudre des problèmes de nourriture et de
logement pour les réfugiés qui étaient arrivés en masse.
Quand on se trouve devant une telle
situation, quels sont les problèmes qui se posent ?
- Il y en a beaucoup. Tout d'abord
on est complètement isolé - pas de téléphone, pas de moyens de
communications. Il faut trouver un interprète fiable. Il faut prendre
contact avec les autorités locales - qui dans ce cas se mettaient à peine
en place, pour remplacer les édiles serbes qui évidemment avaient quitté
le pays. Première chose à faire: établir l'inventaire des besoins, assigner
des priorités et estimer les coûts. Ce qui ne se fait pas sans problèmes
quand on n'est pas forcément spécialiste en tout, qu'on ne trouve pas sur
place d'entrepreneurs pour établir des devis et que les gens que l'on veut
aider ne te disent pas forcément s'ils ont pris contact avec d'autres ONG
pour s'occuper du même projet de reconstruction...
Alors, comment fait-on pour résoudre
ces problèmes ?
- Tout d'abord nous avons pu compter sur
notre base à Bruxelles, qui a pu très vite nous envoyer
du renfort. Un premier technicien expérimenté en reconstruction est arrivé
le 2 août. Il avait en plus une solide expérience des programmes
humanitaires d'urgence qu'il avait acquise, entre autres, au Congo et au
Ruanda. D'autres nous ont rejoints par la suite et nous sommes maintenant
une équipe de huit personnes, avec des fonctions et des responsabilités
bien définies. Mais en fait, même sans formation spécifique à la base,
on apprend très vite et au bout d'un mois ou deux sur le terrain, on a
acquis pas mal de compétences ! Il faut dire qu'on ne dort pas
beaucoup et qu'on est loin de la semaine des 35 heures... Très vite aussi,
nous avons pu compter sur la collaboration d'une équipe locale:
ingénieurs, architectes, traducteurs, secrétaire, chauffeurs et ouvriers.
Dans quels domaines êtes-vous plus
spécialement actifs
?
-
D'abord
la réhabilitation et la reconstruction de maisons (135 dans la région
de Gjakova). Nous devions faire vite, avant l'hiver qui peut être très
rude dans la région*. Puis la réhabilitation et le rééquipement du
service d'orthopédie de l'hôpital local ainsi que de 8 dispensaires de la
région. Nous avons aussi organisé dès le début des distributions de colis alimentaires (des "family
packs", contenant de l'huile, du sucre, du sel, du café, des
conserves, de la farine...) et de colis "non-food" (vêtements,
chaussures, matelas, couvertures,...). Actuellement, nous orientons notre
manière de distribuer : d'une distribution massive, nous avons décidé
d'augmenter notre aide aux plus malheureux et de trouver ceux qui se cachent
et n'osent pas demander. Et puis bien sûr il y
a le
programme dont je m'occupe personnellement : la reconstruction et la réhabilitation
d'écoles.
*(dans une note
reçue fin janvier, Marc-André nous dit qu'il y a environ 85 cm de neige à
Gjakova, avec des pointes à -20°. Gjakovë est dans la plaine; dans les
villages de montagne, c'est beaucoup plus rude)
Dans
quel état as-tu trouvé ces écoles à ton arrivée ?
- Dans notre région, nous nous occupons
de 13 d'entre elles :
5 à Gjakova et 8 à Orahovac. Deux avaient été complètement détruites
et nécessitaient une reconstruction totale. C'étaient deux petites écoles
de village, de deux et de quatre classes. Toutes les autres avaient besoin
d'une réhabilitation "lourde" (remettre un toit, installer le
chauffage, remplacer les portes et les fenêtres...).
Dégâts de guerre ?
- Pas
exactement - mis à part les deux écoles qui avaient été incendiées, et trois autres qui avaient été
occupées par l'armée ou la police. La plupart des dégâts résultaient en
fait de dix années pendant lesquelles les autorités serbes avaient
systématiquement laissé "pourrir" la situation - plus le moindre
budget aux écoles de langue albanaise, pas plus que de salaire versé aux
professeurs... pratiquement aucune maintenance sérieuse n'avait été
effectuée et les bâtiments étaient dans un triste état. De plus, le gros
du matériel et du mobilier scolaire a été détruit ou pillé lorsque les
serbes se sont retirés de la région.
Et le programme que Caritas a mis en
place consiste à reconstruire tout cela ?
- Oui, avec des actions
d'accompagnement. Par exemple, en plus de mettre un nouveau toit, ou
d'installer le chauffage dans une école, nous leur avons fait parvenir les moyens minimum pour
entretenir le bâtiment et le matériel
: des outils, des réserves d'ampoules électriques, des kits de nettoyage... Et puis
aussi bien sûr, quand nous le pouvons, nous essayons de leur fournir du
matériel pédagogique complémentaire à celui (de première nécessité)
qu'ils reçoivent d'organismes comme l'UNICEF. Par exemple à Gjakovë nous
allons distribuer, à la demande des enseignants, du matériel artistique
(crayons de couleur, boîtes de peinture, papier à dessin). C'est
d'ailleurs un projet qui a été fort médiatisé, grâce à Ronaldo et à
sa visite chez nous.
Ronaldo, le fameux footballeur
brésilien ?
- Exactement ! Le PNUD (Programme des Nation-unies
pour le Développement) avait lancé une campagne décennale de lutte contre
la pauvreté : "TEAMS TO END POVERTY". Ils avaient demandé à une série de stars et de
personnalités de les aider à sensibiliser
les media et à sponsoriser des projets spécifiques. Ronaldo avait examiné
une liste de projets proposés, et c'est notre projet, proposé par
l'équipe Caritas de Bruxelles, qu'il avait sélectionné.
Le projet de matériel scolaire pour
les écoles du Kosovo ?
- C'est cela. Il a personnellement
offert 30.000 dollars, et il a décidé de venir lui-même se
rendre compte sur place. Lorsque cela s'est su, ça a été évidemment une
explosion de joie parmi les gosses. Nous avons organisé un grand concours
de dessin, et les meilleurs ont été recopiés sur une grande fresque
peinte sur les murs de l'école. Lorsqu'il est arrivé ici, Ronaldo a été
très touché. Il a voulu contribuer à la fresque et a signé un dessin sur
un des murs, qui est bien sûr devenu un coin "sacré" de la cour
de récréation. Il n'a malheureusement pas pu rester très longtemps, mais
il nous a dit qu'il comptait bien revenir l'année prochaine. Le PNUD lui a
d'ailleurs demandé de devenir un ambassadeur permanent pour leurs projets.
Le programme à Gjakova est
maintenant en bonne voie. Quels sont tes plans pour le futur ?
- Tout d'abord terminer ce qui a été
commencé. Cela pourrait prendre encore quelques mois, mais peut-être pas
pour toute l'équipe. Il y a d'énormes besoins ailleurs au Kosovo. On
envisage quelque chose dans la région de Mitrovica, où plusieurs villages
albanais ont été complètement rasés et où les villageois voudraient entamer
la reconstruction au printemps. Mais rien n'est encore décidé de manière
définitive, il y a tellement de besoins partout dans la province...
Et à plus long terme, personnellement
?
- Je ne sais pas. Dans ce genre de
métier, on est amené à vivre surtout dans le présent. De toute façon,
je ne suis pas près de quitter l'aide humanitaire. En dehors du Kosovo, il
y a encore bien d'autres endroits où je pourrais être utile. Par exemple,
en Afrique...
Dernière question : des écoles en
Belgique, aux USA et dans d'autres pays, ont décidé de s'engager dans un
processus de jumelage avec les classes du Kosovo. Ils voudraient communiquer
avec elles via l'Internet et essayer de bâtir ensemble des projets communs.
Certains pourraient trouver cette idée incongrue, alors que certaines écoles
là-bas sont encore sous tente, sans électricité et que le pays tout entier
attend encore l'installation de lignes téléphoniques. Que leur répondrais-tu
?
- Je leur suggérerais sans doute de
venir en discuter directement avec les élèves et les professeurs du
Kosovo. Pour moi, il n'y a pas de doute qu'une des choses qu'ils désirent
le plus en ce moment, c'est de se trouver le plus vite possible dans une
situation "normale" selon les critères occidentaux. De se sentir
partie intégrante de l'Europe développée et démocratique. De communiquer
avec d'autres élèves - ou professeurs - à travers le monde. De partager
les mêmes modes, la même musique, les mêmes centres d'intérêt que les
autres européens. Beaucoup d'enfants ici ont été en contact avec le mode
de vie occidental lorsqu'ils étaient réfugiés. Je connais des adolescents
qui communiquaient déjà par Internet l'année passée lorsqu'ils étaient
réfugiés en Turquie. En ce moment, ils n'ont pas les moyens de
correspondre: pas de service postal, pas de téléphone. Mais ils savent que
cette situation est temporaire. Leurs attentes sont très grandes, et
il faudrait veiller à ne pas les décevoir !