Le dictateur déchu jugé à La Haye a conjugué une
soif absolue de pouvoir et un populisme touchant au maléfice
C'est Ivan Stambolic, le mentor politique de Milosevic
jusqu'en 1987, qui le dit : « J'ai négligé les mauvais côtés
du personnage. Quand je vois tout ce qui s'est passé, c'est moi qui
devrais être traduit en cour martiale. » Confirmation.
Un monstre d'opportunisme
PORTRAIT par JEAN-PAUL COLLETTE
Cet homme de 60 ans a-t-il jamais été jeune, ce froid carnassier
a-t-il jamais été aimable, au sens premier du terme ?
Il paraît avoir toujours eu cette crinière blanche, ce sourire trop
calme, trop plat, qu'il affiche à La Haye. Comme il a toujours parlé sur
ce ton mécanique...
Toujours, enfin... Depuis que Milosevic est celui que le monde connaît.
Parce qu'auparavant, avant 1987 à tout le moins, rien ne semblait prédisposer
ce médiocre inconnu à endosser les habits de « boucher des Balkans »,
selon l'imagerie médiatique devenue populaire, de « caméléon aux
méthodes immuables », selon l'expression d'un observateur averti du
« Soir ».
Car cet homme n'a jamais été un démocrate. Et, quoi qu'il en ait
pensé, jamais son action n'a été couronnée de succès.
Il est possible de résumer sa carrière par le « paradoxe
Milosevic » : il est resté au pouvoir pendant plus de douze
ans, entre 1987 et octobre 2000, il a bénéficié tout au long du soutien
d'une majorité de Serbes, pratiquement jusqu'aux élections qui précipitèrent
sa chute, mais il ne peut - même s'il ne le reconnaîtra jamais -
se prévaloir d'aucun bilan positif.
Au contraire Milosevic a provoqué l'effondrement de la
Yougoslavie, l'Etat des Slaves du Sud se réduisant, après lui, à la fédération
bancale de la Serbie et du Monténégro. Il a complètement échoué à
mettre en œuvre sa propre vision d'un Etat serbe qui inclurait les Serbes
de Bosnie et de Croatie. Il a provoqué une guerre au Kosovo, et il l'a
perdue. Il a ruiné une économie qui se portait honorablement.
Comment expliquer qu'un tel paradoxe survive aussi longtemps ?
Première réponse, dans la personnalité même de Milosevic :
l'homme fut aveugle dans l'exercice du pouvoir. Il réussit à faire
partager son aveuglement - par son parti, son armée, une grande
partie de son peuple. Et il reste aveugle aujourd'hui, à l'heure de son
procès.
Il existe un second paradoxe Milosevic, bien antérieur à ce bilan :
l'homme n'avait aucune qualité intellectuelle ou humaine qui le prédestinât
à une grande carrière politique, fût-elle néfaste. Et pourtant, selon
le mot d'un observateur anglais, le communiste sans couleur est devenu
un nationaliste flamboyant.
Son unique et réel talent a consisté à se trouver au bon endroit au
bon moment. Slobodan Milosevic est un opportuniste monstre devenu un
monstre d'opportunisme.
Ce talent, il l'exercera au plus haut degré un jour d'avril 1987, dans
un faubourg de Pristina, la capitale du Kosovo. Milosevic n'est encore
qu'un apparatchik du Parti communiste dépêché par Belgrade pour
rencontrer des délégués locaux quand la réunion est interrompue par
des milliers de Serbes en colère.
« Ne craignez rien, plus personne, jamais, ne devra oser vous
frapper »
Ils dénoncent avec véhémence le statut constitutionnel imposé au
Kosovo en 1974 par Tito : celui d'une province autonome au sein de la
république yougoslave de Serbie, un régime, aux yeux des manifestants,
trop favorable aux Albanais, qui fait des Serbes des citoyens de seconde
zone.
La police commence à repousser les trublions, mais l'homme de Belgrade
s'interpose soudain et s'adresse à la foule : Ne craignez rien,
plus personne, jamais, ne devra oser vous frapper.
En une fois, un bureaucrate sans dimension s'est érigé en
porte-parole d'un sentiment nationaliste, s'est profilé en sauveur des
Serbes et de la Serbie.
L'opportuniste a su saisir l'instant et le lieu pour toucher un point
sensible de la mémoire collective : le Kosovo est le creuset
historique de la nation serbe dans son émancipation de la domination
ottomane.
Il est acquis que Milosevic a compris à ce moment que les
ressentiments psychologiques, culturels, religieux et historiques des
Serbes seraient son tremplin vers le pouvoir, en Serbie d'abord, en
Yougoslavie ensuite.
Tout indique que le Milosevic de La Haye a pris corps ce jour-là,
remodelant un personnage qui, jusqu'alors, ne s'était signalé que par sa
discrétion et sa soumission. Sa médiocrité.
Slobodan Milosevic est né en 1941 à Pozarevac, une ville très
moyenne de Serbie, à l'est de Belgrade, dans une famille d'origine monténégrine.
A l'école, plus tard à l'université, il est systématiquement décrit
comme un solitaire, qui se fait peu d'amis. Mais ses professeurs et ses
compagnons le devinent déjà marqué par le drame, ou plutôt par la
première partie du drame, qui va peser sur son existence intérieure :
son père se tire une balle dans la tête, en 1962.
Ce qui serait un traumatisme suffisant pour marquer n'importe qui
deviendra un facteur décisif, catalyseur de la personnalité de
Milosevic, quand sa mère se pendra en 1973. Bientôt suivie dans le
suicide par son propre frère, un ancien général...
Au cours de ses études secondaires, il rencontre celle qui va devenir
sa femme mais aussi, sans nul doute, sa source idéologique : Mirjana
Markovic, issue d'une famille de communistes, elle-même marxiste
convaincue. Restée jusqu'au bout l'égérie d'un pouvoir fort et d'une
nomenklatura cupide et sans scrupules. Une Elena Ceaucescu aux côtés de
Slobodan, mère d'un Marko passionné de filles et d'argent facile, comme
Nicu, le fils du dictateur roumain.
Slobodan étudie le droit à Belgrade, où il se lie avec son mentor en
politique, son guide dans les arcanes du pouvoir : Ivan Stambolic, de
cinq ans son aîné, qui l'aspirera dans la bureaucratie communiste,
l'aidera à gravir les échelons derrière lui... avant que Milosevic ne
le dépasse - ne le dépose comme un coureur cycliste dépose un
compagnon d'échappée en vue de la ligne Pourtant, la vérité est
impitoyable : Milosevic ne serait rien sans Stambolic.
Grâce au Parti, Milosevic se verra attribuer la direction d'une
entreprise, avant celle de la banque d'Etat Beobanka. Une appréciation de
ses supérieurs communistes de l'époque, soit à la fin des années
septante, le décrit comme un remarquable organisateur, un subordonné
fiable, dévoué. Mais le camarade qui rédige le rapport ajoute :
Il ne pourrait jamais faire une carrière politique. Il n'est ni un bon
orateur ni un écrivain convaincant.
Quelques années plus tard, un bonze du Parti confirme l'impression :
Milosevic est un communiste doctrinaire, un défenseur zélé de la
ligne officielle.
C'est bien l'avis d'Ivan Stambolic, qui convainc les hautes sphères
communistes de confier une fonction à son protégé : en 1984, le
mentor, devenu président de la Ligue communiste serbe, désigne son élève
à la tête du Comité du Parti pour Belgrade.
Deux ans plus tard, les deux hommes gravissent ensemble un échelon décisif :
Stambolic accède à la présidence de la Serbie, Milosevic prend celle du
Parti dans la même république.
Mais, le 23 septembre 1987, Stambolic est contraint de démissionner. A
la tête de la Ligue des communistes, qui dicte ses choix, Milosevic n'a
aucune difficulté à désigner un successeur : lui-même. Jusqu'au 8
mai 1989, il négligera même la confirmation des électeurs.
L'opportuniste a démontré son efficacité. Dans l'exercice du
pouvoir, il révélera très vite une autre capacité, celle à écarter
ou... à s'associer ses adversaires.
Il appuie son autorité, bientôt sa dictature, sur deux piliers :
un contrôle très étroit, personnel, de l'appareil policier sécuritaire;
une utilisation cynique et directe, sans vergogne, des radios et de la télévision
d'Etat, au service de ses thèmes obsessionnels.
Plusieurs témoignages rapportent ainsi qu'il a lui-même inspiré les
messages de propagande télévisés à travers lesquels il déverse son
hystérie nationaliste.
Car le Serbe a jeté le masque du communiste yougoslave. Jusqu'en 1987,
Milosevic a défendu, en public à tout le moins, l'héritage de Tito
(mort en 1980) qui suppose la coexistence d'un sentiment de citoyenneté
yougoslave et d'une appartenance « nationale », ici serbe, là
slovène, croate ou bosniaque.
En 1989, Slobodan Milosevic devance de quelques mois l'effondrement du
communisme à l'est de l'Europe. Il ne craint plus de renverser l'axiome
titiste et de donner la priorité au nationalisme serbe. Et, pour cela, il
lui faut désigner des ennemis...
Les premiers seront les Albanais du Kosovo : la cause est
sensible, démagogique, elle rendra son héraut extraordinairement
populaire. Désormais, et pour longtemps, les foules serbes acclament Slobo
Slobo
Quand le Mur sera tombé à Berlin, quand l'Union soviétique se sera décomposée,
le nationalisme affiché par Milosevic sera lu comme de l'opportunisme.
Les gens qui l'ont bien connu à cette époque décisive affirment
aujourd'hui que le seul trait de sincérité dans le portrait de
l'opportuniste réside dans sa préoccupation devant le sort des Serbes du
Kosovo. L'homme aurait été intimement convaincu que ses compatriotes
souffraient de profondes injustices.
Dès lors, nourri de ces sentiments, Milosevic affiche sa détermination
à restaurer un contrôle serbe sur un territoire historique de
la Serbie. Et comme il détient, à la présidence de la république,
le pouvoir de mettre en œuvre ce projet, il n'hésite pas : le 28
mars 1989, il supprime l'autonomie accordée par Tito aux provinces
(serbes) du Kosovo et de la Voïvodine - où vit une majorité de
Hongrois.
Il pose là le premier acte de son projet national. A l'heure où
l'Europe résonne des cris de liberté d'un Havel, d'un Walesa.
Si les Serbes n'ont pas de travail, ils peuvent sûrement combattre,
clame Milosevic lors de la commémoration de la... défaite du Champ des
merles qui, en 1389, marque l'éveil de la nation.
Mais Milosevic ne se rend pas compte, au tournant des années nonante,
qu'en déclarant ouvertement son objectif de restaurer un Kosovo serbe, il
libère les forces qui allaient conduire à la désintégration de toute
la Yougoslavie, avant sa propre perte.
A Zagreb, à Sarajevo, à Ljubljana, on réalise d'un coup, selon
l'expression d'un intellectuel croate, que cet homme-là allait
chercher à réaliser la Grande Serbie sur les décombres de la
Yougoslavie multinationale et tolérante.
En quelques mois, Milosevic brise le tabou de la violence ethniques
pour se tracer un destin.
Désormais, et pour longtemps, les foules serbes acclament « Slobo
Slobo »
La réincarnation est urgente : dès janvier 1990, le congrès de
la Ligue des communistes yougoslaves met fin au système du parti unique.
Le vent de libéralisation pourrait toucher Belgrade... Mais cette réforme
est la seule que Milosevic concède.
Quand les Croates lancent un appel à des élections qui devraient
consacrer la démocratisation de la Yougoslavie, Milosevic prévient :
Il sera nécessaire de redessiner les frontières de la Serbie, pour y
inclure les Serbes vivant dans d'autres républiques - en Croatie
(dans la Baranja, la Slavonie et la Krajina) et en Bosnie-Herzégovine.
Le discours date du 22 janvier 1990 : il annonce la guerre civile,
les guerres de la décennie.
Moins de six mois plus tard, le Parti communiste serbe prend le nom de
Parti socialiste de Serbie. Mais la métamorphose reste lexicale :
Milosevic conserve le même appareil de pouvoir et le même contrôle sur
les médias. Le 12 décembre 1990, il est réélu président de la Serbie.
Il attend son heure, qui viendra après la déclaration d'indépendance
de la Slovénie et de la Croatie, le 25 juin 1991 : en décembre de
la même année, l'Armée nationale yougoslave, soumise à Milosevic, et
les milices séparatistes serbes, renforcées par les ultranationalistes,
ont pris par le feu et le sang un tiers du territoire croate. Vukovar, où
Serbes et Croates vivaient une coexistence correcte, mais où les seconds
ont résisté, est réduite à un champ de ruines.
Les Serbes ont le droit de vivre dans un même pays, avait-il
lancé en juillet 1991, quitte à se battre pour ce droit. En avril
1992, la même rhétorique sert face à la proclamation d'indépendance de
la Bosnie. Cette fois, Milosevic désigne deux nouveaux ennemis à la
« nation » serbe : les génocidaires croates et les
fondamentalistes islamiques.
L'opportuniste a compris tout le parti qu'il peut tirer d'une nouvelle
donne qui ranime le souvenir des exactions des oustachis (fascistes)
croates pendant la Seconde guerre mondiale et qui amène des musulmans au
pouvoir à Sarajevo.
Il trouve au Kosovo un prétexte rêvé pour camoufler son intolérance
ethnique
De 1992 à 1995, la guerre de Bosnie sera la plus meurtrière, la plus
cruelle, depuis un demi-siècle sur le sol européen. Pour la mener,
Milosevic utilisera le bras armé des ultranationalistes serbes
bosniaques, dirigés par Radovan Karadzic et Ratko Mladic : de
Belgrade, il pourra feindre (un temps) de n'offrir qu'un soutien politique
et moral... Sarajevo subira un siège de 43 mois, à partir d'avril
1992.
Dans la seconde moitié de 1995, la contre-offensive croate dans la
Krajina et, surtout, trois semaines de bombardements par l'Otan sur les
positions serbes de Bosnie, après que les troupes de Mladic eurent
massacré plus de 7.000 personnes à Srebrenica, obligent le caméléon à
endosser une nouvelle peau : celui d'un négociateur.
Milosevic s'asseoit donc à la table de Dayton et y signe les accords
du même nom. En quelques semaines, le boucher des Balkans est reconnu
parmi les pacificateurs de la région. Au point de voir lever
quelques-unes des sanctions qui frappent la Serbie depuis 1991...
A Dayton, Milosevic démontre qu'à ses yeux, les Balkans ne sont que
cartes, frontières, souverainetés marchandables.
Le négociateur américain Richard Holbrooke assistera, médusé, à
une scène au cours de laquelle le leader serbe, whisky à la main,
apostrophera l'adjoint de Radovan Karadzic, donc un de ses propres supplétifs
en Bosnie : Pourquoi tiens-tu tellement à cette ville ? Vous
l'avez tellement bombardée depuis des années Cette ville ?
Sarajevo...
Les trois années sans guerre verront le soutien à Milosevic s'éroder
à Belgrade et dans quelques autres grandes villes. Le dictateur n'admet
pas la défaite de son camp lors d'élections en 1996. Il confisque la
victoire de l'opposition, celle-ci choisit la rue. Au cours de l'hiver
1996-97, sa seule réponse est une répression brutale.
Au Kosovo, le dictateur déclenchera bientôt ce qui restera comme un
de ses plus grands crimes : l'épuration ethnique, celle des
Albanais, qui armera l'UCK et poussera (enfin ) les Occidentaux à
intervenir.
« Pourquoi tiens-tu à cette ville ? Vous l'avez
tellement bombardée »
En mars 1999, par un nouveau paradoxe, les bombardements de l'Otan lui
restituent une certaine popularité. Milosevic remonte la pente, porté
par une vague d'antiaméricanisme. Et quand les incendies font rage dans
les villes et les usines serbes, il recourt à son sens de la formule :
il se découvre « rebâtisseur de la nation ».
Il faut une dernière fois la pression de la rue pour qu'il concède le
5 octobre sa défaite face à Kostunica, lors des présidentielles
yougoslaves du 24 septembre 2000. L'homme a depuis démontré un tel art
du retour, une telle faculté à rebondir, que le monde a du mal à croire
qu'il est vaincu.
Et pourtant, cette fois, les recettes maléfiques de l'apprenti sorcier
ne le sauveront plus. La dérive mafieuse du régime l'a coupé des
nationalistes modérés. Seule une poignée de Serbes croit encore en ses
combats.
Car ce médiocre a su trouver ses combats, cet opportuniste a su
s'inventer des convictions.
Et trop longtemps séduire...
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