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Slobodan Milosevic



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Le Soir en Ligne, le 12/02/2002


Le dictateur déchu jugé à La Haye a conjugué une soif absolue de pouvoir et un populisme touchant au maléfice

C'est Ivan Stambolic, le mentor politique de Milosevic jusqu'en 1987, qui le dit : « J'ai négligé les mauvais côtés du personnage. Quand je vois tout ce qui s'est passé, c'est moi qui devrais être traduit en cour martiale. » Confirmation.

Un monstre d'opportunisme

PORTRAIT  par JEAN-PAUL COLLETTE

Cet homme de 60 ans a-t-il jamais été jeune, ce froid carnassier a-t-il jamais été aimable, au sens premier du terme ?

Il paraît avoir toujours eu cette crinière blanche, ce sourire trop calme, trop plat, qu'il affiche à La Haye. Comme il a toujours parlé sur ce ton mécanique...

Toujours, enfin... Depuis que Milosevic est celui que le monde connaît. Parce qu'auparavant, avant 1987 à tout le moins, rien ne semblait prédisposer ce médiocre inconnu à endosser les habits de « boucher des Balkans », selon l'imagerie médiatique devenue populaire, de « caméléon aux méthodes immuables », selon l'expression d'un observateur averti du « Soir ».

Car cet homme n'a jamais été un démocrate. Et, quoi qu'il en ait pensé, jamais son action n'a été couronnée de succès.

Il est possible de résumer sa carrière par le « paradoxe Milosevic » : il est resté au pouvoir pendant plus de douze ans, entre 1987 et octobre 2000, il a bénéficié tout au long du soutien d'une majorité de Serbes, pratiquement jusqu'aux élections qui précipitèrent sa chute, mais il ne peut - même s'il ne le reconnaîtra jamais  - se prévaloir d'aucun bilan positif.

Au contraire  Milosevic a provoqué l'effondrement de la Yougoslavie, l'Etat des Slaves du Sud se réduisant, après lui, à la fédération bancale de la Serbie et du Monténégro. Il a complètement échoué à mettre en œuvre sa propre vision d'un Etat serbe qui inclurait les Serbes de Bosnie et de Croatie. Il a provoqué une guerre au Kosovo, et il l'a perdue. Il a ruiné une économie qui se portait honorablement.

Comment expliquer qu'un tel paradoxe survive aussi longtemps ?

Première réponse, dans la personnalité même de Milosevic : l'homme fut aveugle dans l'exercice du pouvoir. Il réussit à faire partager son aveuglement - par son parti, son armée, une grande partie de son peuple. Et il reste aveugle aujourd'hui, à l'heure de son procès.

Il existe un second paradoxe Milosevic, bien antérieur à ce bilan : l'homme n'avait aucune qualité intellectuelle ou humaine qui le prédestinât à une grande carrière politique, fût-elle néfaste. Et pourtant, selon le mot d'un observateur anglais, le communiste sans couleur est devenu un nationaliste flamboyant.

Son unique et réel talent a consisté à se trouver au bon endroit au bon moment. Slobodan Milosevic est un opportuniste monstre devenu un monstre d'opportunisme.

Ce talent, il l'exercera au plus haut degré un jour d'avril 1987, dans un faubourg de Pristina, la capitale du Kosovo. Milosevic n'est encore qu'un apparatchik du Parti communiste dépêché par Belgrade pour rencontrer des délégués locaux quand la réunion est interrompue par des milliers de Serbes en colère.

« Ne craignez rien, plus personne, jamais, ne devra oser vous frapper »

Ils dénoncent avec véhémence le statut constitutionnel imposé au Kosovo en 1974 par Tito : celui d'une province autonome au sein de la république yougoslave de Serbie, un régime, aux yeux des manifestants, trop favorable aux Albanais, qui fait des Serbes des citoyens de seconde zone.

La police commence à repousser les trublions, mais l'homme de Belgrade s'interpose soudain et s'adresse à la foule : Ne craignez rien, plus personne, jamais, ne devra oser vous frapper.

En une fois, un bureaucrate sans dimension s'est érigé en porte-parole d'un sentiment nationaliste, s'est profilé en sauveur des Serbes et de la Serbie.

L'opportuniste a su saisir l'instant et le lieu pour toucher un point sensible de la mémoire collective : le Kosovo est le creuset historique de la nation serbe dans son émancipation de la domination ottomane.

Il est acquis que Milosevic a compris à ce moment que les ressentiments psychologiques, culturels, religieux et historiques des Serbes seraient son tremplin vers le pouvoir, en Serbie d'abord, en Yougoslavie ensuite.

Tout indique que le Milosevic de La Haye a pris corps ce jour-là, remodelant un personnage qui, jusqu'alors, ne s'était signalé que par sa discrétion et sa soumission. Sa médiocrité.

Slobodan Milosevic est né en 1941 à Pozarevac, une ville très moyenne de Serbie, à l'est de Belgrade, dans une famille d'origine monténégrine.

A l'école, plus tard à l'université, il est systématiquement décrit comme un solitaire, qui se fait peu d'amis. Mais ses professeurs et ses compagnons le devinent déjà marqué par le drame, ou plutôt par la première partie du drame, qui va peser sur son existence intérieure : son père se tire une balle dans la tête, en 1962.

Ce qui serait un traumatisme suffisant pour marquer n'importe qui deviendra un facteur décisif, catalyseur de la personnalité de Milosevic, quand sa mère se pendra en 1973. Bientôt suivie dans le suicide par son propre frère, un ancien général...

Au cours de ses études secondaires, il rencontre celle qui va devenir sa femme mais aussi, sans nul doute, sa source idéologique : Mirjana Markovic, issue d'une famille de communistes, elle-même marxiste convaincue. Restée jusqu'au bout l'égérie d'un pouvoir fort et d'une nomenklatura cupide et sans scrupules. Une Elena Ceaucescu aux côtés de Slobodan, mère d'un Marko passionné de filles et d'argent facile, comme Nicu, le fils du dictateur roumain.

Slobodan étudie le droit à Belgrade, où il se lie avec son mentor en politique, son guide dans les arcanes du pouvoir : Ivan Stambolic, de cinq ans son aîné, qui l'aspirera dans la bureaucratie communiste, l'aidera à gravir les échelons derrière lui... avant que Milosevic ne le dépasse - ne le dépose comme un coureur cycliste dépose un compagnon d'échappée en vue de la ligne  Pourtant, la vérité est impitoyable : Milosevic ne serait rien sans Stambolic.

Grâce au Parti, Milosevic se verra attribuer la direction d'une entreprise, avant celle de la banque d'Etat Beobanka. Une appréciation de ses supérieurs communistes de l'époque, soit à la fin des années septante, le décrit comme un remarquable organisateur, un subordonné fiable, dévoué. Mais le camarade qui rédige le rapport ajoute : Il ne pourrait jamais faire une carrière politique. Il n'est ni un bon orateur ni un écrivain convaincant.

Quelques années plus tard, un bonze du Parti confirme l'impression : Milosevic est un communiste doctrinaire, un défenseur zélé de la ligne officielle.

C'est bien l'avis d'Ivan Stambolic, qui convainc les hautes sphères communistes de confier une fonction à son protégé : en 1984, le mentor, devenu président de la Ligue communiste serbe, désigne son élève à la tête du Comité du Parti pour Belgrade.

Deux ans plus tard, les deux hommes gravissent ensemble un échelon décisif : Stambolic accède à la présidence de la Serbie, Milosevic prend celle du Parti dans la même république.

Mais, le 23 septembre 1987, Stambolic est contraint de démissionner. A la tête de la Ligue des communistes, qui dicte ses choix, Milosevic n'a aucune difficulté à désigner un successeur : lui-même. Jusqu'au 8 mai 1989, il négligera même la confirmation des électeurs.

L'opportuniste a démontré son efficacité. Dans l'exercice du pouvoir, il révélera très vite une autre capacité, celle à écarter ou... à s'associer ses adversaires.

Il appuie son autorité, bientôt sa dictature, sur deux piliers : un contrôle très étroit, personnel, de l'appareil policier sécuritaire; une utilisation cynique et directe, sans vergogne, des radios et de la télévision d'Etat, au service de ses thèmes obsessionnels.

Plusieurs témoignages rapportent ainsi qu'il a lui-même inspiré les messages de propagande télévisés à travers lesquels il déverse son hystérie nationaliste.

Car le Serbe a jeté le masque du communiste yougoslave. Jusqu'en 1987, Milosevic a défendu, en public à tout le moins, l'héritage de Tito (mort en 1980) qui suppose la coexistence d'un sentiment de citoyenneté yougoslave et d'une appartenance « nationale », ici serbe, là slovène, croate ou bosniaque.

En 1989, Slobodan Milosevic devance de quelques mois l'effondrement du communisme à l'est de l'Europe. Il ne craint plus de renverser l'axiome titiste et de donner la priorité au nationalisme serbe. Et, pour cela, il lui faut désigner des ennemis...

Les premiers seront les Albanais du Kosovo : la cause est sensible, démagogique, elle rendra son héraut extraordinairement populaire. Désormais, et pour longtemps, les foules serbes acclament Slobo  Slobo 

Quand le Mur sera tombé à Berlin, quand l'Union soviétique se sera décomposée, le nationalisme affiché par Milosevic sera lu comme de l'opportunisme.

Les gens qui l'ont bien connu à cette époque décisive affirment aujourd'hui que le seul trait de sincérité dans le portrait de l'opportuniste réside dans sa préoccupation devant le sort des Serbes du Kosovo. L'homme aurait été intimement convaincu que ses compatriotes souffraient de profondes injustices.

Dès lors, nourri de ces sentiments, Milosevic affiche sa détermination à restaurer un contrôle serbe sur un territoire historique de la Serbie. Et comme il détient, à la présidence de la république, le pouvoir de mettre en œuvre ce projet, il n'hésite pas : le 28 mars 1989, il supprime l'autonomie accordée par Tito aux provinces (serbes) du Kosovo et de la Voïvodine - où vit une majorité de Hongrois.

Il pose là le premier acte de son projet national. A l'heure où l'Europe résonne des cris de liberté d'un Havel, d'un Walesa.

Si les Serbes n'ont pas de travail, ils peuvent sûrement combattre, clame Milosevic lors de la commémoration de la... défaite du Champ des merles qui, en 1389, marque l'éveil de la nation.

Mais Milosevic ne se rend pas compte, au tournant des années nonante, qu'en déclarant ouvertement son objectif de restaurer un Kosovo serbe, il libère les forces qui allaient conduire à la désintégration de toute la Yougoslavie, avant sa propre perte.

A Zagreb, à Sarajevo, à Ljubljana, on réalise d'un coup, selon l'expression d'un intellectuel croate, que cet homme-là allait chercher à réaliser la Grande Serbie sur les décombres de la Yougoslavie multinationale et tolérante.

En quelques mois, Milosevic brise le tabou de la violence ethniques pour se tracer un destin.

Désormais, et pour longtemps, les foules serbes acclament « Slobo  Slobo  »

La réincarnation est urgente : dès janvier 1990, le congrès de la Ligue des communistes yougoslaves met fin au système du parti unique. Le vent de libéralisation pourrait toucher Belgrade... Mais cette réforme est la seule que Milosevic concède.

Quand les Croates lancent un appel à des élections qui devraient consacrer la démocratisation de la Yougoslavie, Milosevic prévient : Il sera nécessaire de redessiner les frontières de la Serbie, pour y inclure les Serbes vivant dans d'autres républiques - en Croatie (dans la Baranja, la Slavonie et la Krajina) et en Bosnie-Herzégovine.

Le discours date du 22 janvier 1990 : il annonce la guerre civile, les guerres de la décennie.

Moins de six mois plus tard, le Parti communiste serbe prend le nom de Parti socialiste de Serbie. Mais la métamorphose reste lexicale : Milosevic conserve le même appareil de pouvoir et le même contrôle sur les médias. Le 12 décembre 1990, il est réélu président de la Serbie.

Il attend son heure, qui viendra après la déclaration d'indépendance de la Slovénie et de la Croatie, le 25 juin 1991 : en décembre de la même année, l'Armée nationale yougoslave, soumise à Milosevic, et les milices séparatistes serbes, renforcées par les ultranationalistes, ont pris par le feu et le sang un tiers du territoire croate. Vukovar, où Serbes et Croates vivaient une coexistence correcte, mais où les seconds ont résisté, est réduite à un champ de ruines.

Les Serbes ont le droit de vivre dans un même pays, avait-il lancé en juillet 1991, quitte à se battre pour ce droit. En avril 1992, la même rhétorique sert face à la proclamation d'indépendance de la Bosnie. Cette fois, Milosevic désigne deux nouveaux ennemis à la « nation » serbe : les génocidaires croates et les fondamentalistes islamiques.

L'opportuniste a compris tout le parti qu'il peut tirer d'une nouvelle donne qui ranime le souvenir des exactions des oustachis (fascistes) croates pendant la Seconde guerre mondiale et qui amène des musulmans au pouvoir à Sarajevo.

Il trouve au Kosovo un prétexte rêvé pour camoufler son intolérance ethnique

De 1992 à 1995, la guerre de Bosnie sera la plus meurtrière, la plus cruelle, depuis un demi-siècle sur le sol européen. Pour la mener, Milosevic utilisera le bras armé des ultranationalistes serbes bosniaques, dirigés par Radovan Karadzic et Ratko Mladic : de Belgrade, il pourra feindre (un temps) de n'offrir qu'un soutien politique et moral... Sarajevo subira un siège de 43 mois, à partir d'avril 1992.

Dans la seconde moitié de 1995, la contre-offensive croate dans la Krajina et, surtout, trois semaines de bombardements par l'Otan sur les positions serbes de Bosnie, après que les troupes de Mladic eurent massacré plus de 7.000 personnes à Srebrenica, obligent le caméléon à endosser une nouvelle peau : celui d'un négociateur.

Milosevic s'asseoit donc à la table de Dayton et y signe les accords du même nom. En quelques semaines, le boucher des Balkans est reconnu parmi les pacificateurs de la région. Au point de voir lever quelques-unes des sanctions qui frappent la Serbie depuis 1991...

A Dayton, Milosevic démontre qu'à ses yeux, les Balkans ne sont que cartes, frontières, souverainetés marchandables.

Le négociateur américain Richard Holbrooke assistera, médusé, à une scène au cours de laquelle le leader serbe, whisky à la main, apostrophera l'adjoint de Radovan Karadzic, donc un de ses propres supplétifs en Bosnie : Pourquoi tiens-tu tellement à cette ville ? Vous l'avez tellement bombardée depuis des années  Cette ville ? Sarajevo...

Les trois années sans guerre verront le soutien à Milosevic s'éroder à Belgrade et dans quelques autres grandes villes. Le dictateur n'admet pas la défaite de son camp lors d'élections en 1996. Il confisque la victoire de l'opposition, celle-ci choisit la rue. Au cours de l'hiver 1996-97, sa seule réponse est une répression brutale.

Au Kosovo, le dictateur déclenchera bientôt ce qui restera comme un de ses plus grands crimes : l'épuration ethnique, celle des Albanais, qui armera l'UCK et poussera (enfin ) les Occidentaux à intervenir.

« Pourquoi tiens-tu à cette ville ? Vous l'avez tellement bombardée  »

En mars 1999, par un nouveau paradoxe, les bombardements de l'Otan lui restituent une certaine popularité. Milosevic remonte la pente, porté par une vague d'antiaméricanisme. Et quand les incendies font rage dans les villes et les usines serbes, il recourt à son sens de la formule : il se découvre « rebâtisseur de la nation ».

Il faut une dernière fois la pression de la rue pour qu'il concède le 5 octobre sa défaite face à Kostunica, lors des présidentielles yougoslaves du 24 septembre 2000. L'homme a depuis démontré un tel art du retour, une telle faculté à rebondir, que le monde a du mal à croire qu'il est vaincu.

Et pourtant, cette fois, les recettes maléfiques de l'apprenti sorcier ne le sauveront plus. La dérive mafieuse du régime l'a coupé des nationalistes modérés. Seule une poignée de Serbes croit encore en ses combats.

Car ce médiocre a su trouver ses combats, cet opportuniste a su s'inventer des convictions.

Et trop longtemps séduire...

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© Rossel et Cie SA, Le Soir en ligne, Bruxelles, 2002